En ces temps obscurs de neige, de froid, sur fond de réchauffement climatique planétaire, en ces temps où je dois envelopper mes chaussettes d’un sac plastique avant de mettre mes tennis, en ces temps où, hier, me refusant à sortir sous trente centimètres de neige, je passai l’après-midi à ne rien foutre, et, culpabilisant, regardai un film soviétique de 1934 histoire d’avoir l’air intellectuel… il nous faut l’intermède Mimi Mathy.
Pour les internautes étrangers à la France et à sa magnifique culture télévisuelle, Mimi Mathy est une actrice naine.
Mimi Mathy joue depuis fort longtemps dans une série intitulée Joséphine, ange gardien. Son rôle est celui d’un ange gardien, au sens littéral du terme. Dans chaque épisode, Mimi Mathy – alias Joséphine – se trouve un pauvre mortel vivant une situation difficile. Depuis les cieux, Mimi Mathy décide d’intervenir. Elle s’immisce alors dans la vie du mortel, et intervient, à coups de baguette magique, pour arranger son problème. Au terme de l’épisode, le mortel a surmonté sa phase difficile, et Mimi Mathy disparaît aussi bêtement qu’elle est apparue, ravie d’avoir exécuté sa mission.
N’ayant pas la télévision, je découvris cette série en passant une soirée chez ma grand-mère.
Je fus absolument abasourdi par la nullité de l’épisode. A côté, Julie Lescaut, Les Feux de l’Amour ou Navarro, c’est du Tarkovski, je vous assure.
Avec toute la cruauté dont elle peut parfois, et inopinément, faire preuve, ma grand-mère commenta :
- J’aime bien cette série, parce que, Joséphine, elle me fait rire quand elle marche. Regarde. Elle sautille, elle se dandine comme une pauvrette. Elle est vraiment marrante.
De mon côté, le visionnage de deux épisodes ne me porta pas à sourire.
Il nourrit, chez moi, une aversion totale pour ce personnage.
Quelques mois plus tard, j’eus l’occasion d’exprimer l’origine de cette aversion.
J’étais à mon travail rémunéré de salarié du privé.
De temps en temps, je suis amené à me rendre dans les bureaux de mon entreprise pour faire signer des papiers, valider des commandes, ce genre de choses.
La comptable prend son temps, quand je suis là, ça lui fait de la visite. Deux ou trois employés de bureau, de sexe masculin, se la radinent aussi – on me demande de mes nouvelles, on me parle de la pluie et du beau temps, bref, je crée un petit moment de loisir.
Nous étions donc tous là, autour du bureau de la comptable qui traînassait à purger la paperasse dont j’avais besoin.
Elle me demanda ce que j’avais regardé à la télé, la veille au soir.
- Ben j’ai pas la télé, en fait.
- Ah bon ? Moi, j’ai regardé Joséphine, ange gardien. Tu connais ?
J’émis un son de gorge atrophié. Les employés de bureau eurent des gloussements significatifs.
- J’aime beaucoup cette série, continuait la comptable. Voir cette femme qui fait le bien autour d’elle… Elle est vraiment géniale. Je comprends que ce soit la personnalité préférée des Français.
Allez savoir pourquoi, pris d’un soudain élan de spontanéité, je lâchai :
- Ah bon ? La personnalité préférée des Français ?
- Oui oui. Ça t’étonne ?
- Un peu, ouais ! Putain, c’est le mal incarné, Mimi Mathy !
Cette phrase déclencha l’hilarité chez les employés mâles. La comptable décilla.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Je dis ça en pensant aux nains. C’est terrible ce qu’elle leur fait !
Les mâles s’écroulèrent entre deux bureaux.
- Non mais chuis sérieux ! Je suis sûr que les nains la détestent !
- Sûrement pas ! riposta la comptable. Au contraire, elle donne une bonne image, et elle a permis à leur… leur… à ces gens d’être visibles à la télévision !
- Mais à quel prix ? Je suis prêt à parier que les nains n’ont qu’une envie : la fusiller !
- Oh ! s’écria la comptable.
Les mâles étaient enchantés du divertissement, et m’encouragèrent à exposer mes arguments.
- Pourquoi tu dis ça Stoni ?
- Oui pourquoi les nains ils veulent fusiller Mimi Mathy ?
- On veut savoir ?!
- Bon, moi, personnellement, j’ai rien contre l’actrice. Je la connais pas, cette femme. C’est ce qu’elle représente qui m’énerve, et qui doit aussi énerver les nains. Eux, je suis certain qu’ils ont un truc personnel à lui reprocher, tu vois !
- Pourquoi ? Pourquoi ?
- Parce qu’elle est foutrement pas tirable ? gloussa un homme.
- Exactement, répondis-je.
Fou rire généralisé.
La comptable hurla au scandale.
- Comment vous pouvez parler d’elle comme ça… c’est dégueu !
- Ce qui est dégueu, c’est que, justement, ce rôle de connasse de Joséphine soit un rôle asexué. On montre des nains à la télévision, mais on ne peut pas les montrer en tant que personnes sexuées. Il faut qu’ils soient des sortes d’entités mystiques, religieusement foutraques, et tout le monde sait qu’un ange… ça ne baise pas !
- Vous êtes dégueus ! Dégueus, tous ! Et ça vous fait rire, vous !
- Ouais franchement c’est pas marrant ! Pensez aux nains, bordel de merde ! Les nains, ce sont des gens comme vous et moi. Ils ont une sexualité comme la nôtre, ils font l’amour et ils ont même des enfants. Le degré de réaction, de saleté intellectuelle, d’obscurantisme de ce personnage, qui les ravale tout à coup au rang d’esprits châtrés… tout ça parce qu’ils ne sont pas « beaux »… ça me donne envie de gerber !
- Enfin Stoni, ils allaient pas faire une série où Mimi Mathy elle couchait avec des gens !! C’est n’importe quoi ! C’est pas du tout le ton de la série !
- C’est vrai que l’image de deux nains qui s’embrassent, ça aurait pu déranger les gens. Mais je n’en demande pas tant. Le personnage de Joséphine aurait pu être une femme naine, bien vivante, pas du tout ange. Mais non ! Ça n’allait pas ! Parce qu’une femme naine, même si elle n’a pas d’aventure sexuelle dans la série, on conçoit bien qu’elle a malgré tout une sexualité. Peut-être qu’elle se masturbe… Elle a des fantasmes, comme tout le monde, il y a des choses qui l’excitent… Et ça, ça n’était pas possible ! Un nain ne doit pas avoir de sexualité ! Alors, on fait quoi ? Joséphine, ange gardien ! Et quand je pense que Mimi Mathy ose se poser comme une représentante de la diversité à la télévision… C’est une honte, bordel de tapioca !
Tandis que les salariés mâles applaudissaient à deux mains, les larmes aux yeux, les joues rouges, le souffle coupé, la comptable se dépêcha de me refiler ma paperasse.
C’était donc l’intermède Mimi Mathy.