J’attends le tramway, après le boulot. J’écoute mon lecteur mp3, les écouteurs enfoncés dans les oreilles.
Je vois un mec s’approcher. Je cille. Il tique. Je sourcille, cette fois. Il finit par esquisser un sourire. Ses lèvres articulent des syllabes,
probablement mon prénom. J’arrête le lecteur.
C’est Fred, qui vient à moi, tout sourire.
Il porte un jean un peu trop large, un tee-shirt et des sandales. Les cheveux plus courts qu’avant. Je comprends qu’il a
vieilli, et qu’il a trouvé un travail. Fixe. Stable.
On hésite à se serrer la main. On a flirté, autrefois, et je ne crois pas que nous nous soyons jamais embrassés. Je ne suis pas trop certain de
mes souvenirs, tout de suite, face à lui.
Il a plus de trente ans, désormais. Je calcule rapidement. Là aussi, je ne suis pas sûr de mon coup.
Je force un sourire de circonstance, mais je dois avoir l’air méfiant. Il perd de son assurance et explique :
- Tu te rappelles ?
Ça pour m’en rappeler, je m’en rappelle.
Une fois j'avais fait une BD sur lui.
J’avais alors dix-neuf ans, lorsqu’on s’est rencontrés dans un bar pseudo alternatif pour jeunes. Je traînais là avec un pote, et je l’ai
repéré. Fred. Vingt-cinq ans à cette époque – l’âge que j’ai aujourd’hui. Grand, maigre, le visage en biseau, la barbe claire naissante, blanc, pâle, décoloré par ses gènes des cheveux jusqu’à
l’épiderme : pour moi, sa blondeur était fabuleusement exotique. Je me suis assis à côté de lui, en faisant mine de rien. Ses yeux étaient bleus, longs et intelligents. J’ai trouvé moyen de
lui adresser la parole.
Nous nous étions engueulés, au sujet d’un film qui n’a aucune importance.
Ça partait mal.
Il s’est excusé.
J’avais haussé les épaules. J’étais habitué.
Il devait s’en aller, et il m’a promis de m’offrir une bière pour se faire pardonner. Il m’a offert une cigarette – en ce temps, on fumait dans
les bars. Et puis il a suggéré :
- Pour qu’on se revoie, tu me files ton numéro de portable ?
A débuté alors une partie de cache-cache assez épuisante, puisque, comme je l’ai écrit plus haut, il ne m’a jamais accordé un seul
baiser.
- J’ai une copine…
A cette nouvelle, j’ai affecté de ne pas réagir.
- Mais on ne se voit pas souvent… Je travaille dans le tourisme, et je suis saisonnier. Alors je pars, de temps en temps, ici
et là… J’essaie d’aller en Inde, aussi, passer quelques mois, au moins une fois par an. D’ailleurs faut que je m’achète une caméra DV, pour filmer mes voyages. Mais, c’est pas évident avec elle.
Ma copine. Tu comprends ?
J’ai répondu que oui. Je craignais de voir où il voulait en venir.
- On s’est séparés, mais là on vient de se remettre ensemble…
- Pourquoi elle part pas avec toi ?
La question l’avait surpris.
- Où ça ? En Inde ?
J’ai réalisé qu’il portait des bagues à chaque doigt, des grosses pierres de fille. Ma mère m’avait raconté que les freaks (les
hippies) mâles les collectionnaient.
Il était né à la mauvaise époque, apparemment.
- Oui, pourquoi elle ne te suit pas en Inde, ou même dans tes déplacement saisonniers ?
- Je sais pas… Ben elle travaille, aussi…
- Ouais, c’est chiant.
- T’as quelqu’un, toi ?
- Non. Sinon je serais pas venu, quand tu m’as invité ce soir.
Il n’apprécia pas une approche aussi directe du sujet crucial. Il s’alluma une cigarette, l’expression pincée.
- T’as fait exprès de t’asseoir à côté de moi, l’autre soir au bar ? Quand on s’est rencontrés.
J’ai menti :
- Non. Pourquoi ?
- Pour rien. Je voulais savoir, je pensais que si.
- Non, j’ai pas fait exprès.
Il était déçu. Je n’y comprenais rien, à ce mec.
J’allais mettre six mois à ne toujours rien y comprendre.
Il témoignait d’une prévenance très virile, avec moi. Il refusait que je paye mes demis, quand nous nous voyions. Il me laissait toujours des
cigarettes pour remplir mon paquet, quand nous nous quittions.
- Tiens, ça te fera pour la soirée.
Il fumait des joints, à la pelle. Je n’aimais pas ça. Il avait des langueurs agaçantes, dans sa façon de parler, et dans sa gestuelle. Mou, un
peu emprunté. Je lui trouvais l’air bourgeois.
A l’époque, je ne savais rien du marxisme.
J’avais envie de lui arracher ses bagouzes, esthétisantes, et efféminées. Comme les hippies des années soixante sauvegardés par les vidéos
documentaires, il minaudait, dressait de vagues gestes avec ses mains, au fil de ses mots.
Pourtant, je l’aimais bien.
Je lorgnais ses bras, longs et osseux, recouverts d’un poil jaune.
Lui, il me craignait comme la peste. Il se méfiait de mes paroles, et les redoutait. Souvent, il les repoussait d’un revers de la main. Souple
et indolent, le geste. Il était vaporeux comme la fumée bleutée d’un joint. En bon apprenti freak.
Je connaissais d’ailleurs bien le sujet, ce qui ne cessait pas de l’impressionner.
Il voyageait en Inde, à la quête d’un mode de vie qui n’avait pu et ne pourrait jamais être.
Et il se rendait compte que, depuis ma banlieue, j’en savais bien plus là-dessus que n’importe qui d’autre.
Je lui avais fait des cassettes avec des morceaux du Grateful Dead, de Amon Düül, de Jethro Tull, de Santana
et j’en passe…
- On entend le crachotement de l’aiguille sur le vinyle, m’avait-il dit, émerveillé.
- Ouais, c’est les disques de ma mère.
- T’en as beaucoup, comme ça ?
Les yeux pleins de rêves. Les yeux communicatifs. J’étais très fier, tout à coup.
- Une centaine.
- La chance…
Je n’ai jamais craché sur la contre-culture de mes parents, mais j’en avais bien senti l’arnaque. Mes parents, eux-mêmes, les
premiers.
Je lui ai donc répété ce qu’ils m’avaient toujours raconté :
- C’était pas possible, Fred. L’utopie hippie.
Prononcer le mot hippie me mettait toujours mal à l’aise. C’était un vocable adapté au monde extérieur, qui trahissait toute la réalité
du terme qu’employait ma mère : les freaks. J’étais freak, nous étions freak, c’était complètement freak, on vivait freak…
Des monstres.
- Si, m’avait-il rétorqué. Il y a des gens qui refont ça. A Goa. Je les ai vus. Et même les mouvements
altermondialistes…
Ce dernier argument me gêna.
Il le vit et ricana :
- Je sais que t’aimes pas José Bové… Vendu, va.
- On parle pas de ça, ok ? On va encore s’engueuler. Ce que je veux te dire, c’est que ce n’est pas un mode de vie.
L’héroïne n’est pas un mode de vie. Les acides non plus… Quand on se pique, on meurt. Tu saisis ?
- Mais les drogues dures ont été justement introduites pour pulvériser le mouvement hippy…
Et il partait dans de grandes tirades nostalgiques, dialectiquement creuses et plates. Aujourd’hui, je lui répondrais :
- Fred, consommer sans produire, ce n’est pas possible.
J’avais un grand mépris pour l’herbe qu’il consommait – le verbe est on ne peut plus juste. Il s’étonnait que je ne fume pas de
spliffs.
- J’ai pas les moyens, répondais-je (ce qui était vrai). Et puis, des fois avec mes potes, on s’en achetait au lycée. Quand
on avait réussi à voler des cd et à les revendre. Franchement, j’ai toujours trouvé ça naze. Moi, pour décoller, j’écoute de la musique. Il me suffit d’un disque.
Il en fut très jaloux, car il prétendait aimer la musique, et s’y connaître.
- J’aimerais parler à ta mère, s’insurgea-t-il. Je suis sûr que elle, elle sera d’accord avec moi.
Je lui avais dit que ma mère avait vécu d’acides, d’héro, de concerts et de communautés, à la fin des années soixante-dix.
- Toi, reprit-il, tu es trop moderne. Tu t’es vendu au contemporain. T’écoutes du rap et tu parles comme une
racaille.
Je fus piqué. Je faisais très attention à mon vocabulaire, en sa compagnie. Je ne voulais pas l’effrayer.
- Au lycée, le rap, je n’avais que ça. Et parler comme une racaille, ça ne coûte pas cher. Contrairement à ton herbe.
- Tu manges chez McDonald.
- Ma mère aussi. Les pauvres, ils mangent chez McDo. T’as jamais fait gaffe à ça ?
- Mais tu te rends compte, de ce que t’es en train de dire ?
Il était désespéré. Je le désespérais. Cela me désolait, moi aussi.
J’oubliais ses prétentions petites-bourgeoises – il venait d’une famille aisée, comparée à la mienne – en convoitant ses lèvres minces, bordées
de barbe blonde.
Certaines nuits, je recevais un SMS :
Je pense à toi, j’ai envie d’essayer avec toi, il faut qu’on se voit.
Essayer quoi ?
Je le rappelais, nous nous fixions un rendez-vous.
Qu’il inaugurait toujours par cette phrase :
- Je me suis remis avec ma copine…
Nous n’essayâmes donc jamais.
Lorsqu’il partait travailler dans une station balnéaire, il m’appelait souvent, à l’aube, et me parlait de lui. Un peu de moi.
- Tu me manques, disait-il.
Je ne l’aimais plus vraiment, après plusieurs mois à ce rythme. Avant, je l’aimais bien. Je ne l’ai pas aimé tout court, heureusement.
A la montagne, il faisait du « surf des neiges », ce que je trouvais étrange pour un aspirant hippy.
Je rencontrai Aniki, par un splendide jour de septembre, tout à fait par
hasard, dans un bus.
C’était le bon. Et le premier, et le seul, avec qui j’entamai une vraie histoire.
Nous passâmes les semaines suivantes à baiser sans interruption.
Fred me rappela :
- Je suis revenu en ville. Ça te dit qu’on se voit ?
A la longue, et dans les bras d’Aniki, j’en étais venu à considérer Fred comme un vague poteau. J’ai donc accepté.
On s’est revus.
- Je pars au Canada, ai-je annoncé à Fred.
- Ah bon ?
- Oui, j’ai rencontré un mec, ça colle bien. Il immigre, je pars avec lui. Dans un mois.
Il devint méchant :
- Toi qui adorais les Etats-Unis impérialistes, c’est bien, tu t’en rapproches.
- Je suis super content.
- Tu l’as rencontré quand, ce mec ?
- Y’a deux ou trois semaines.
- Et tu le suis au bout du monde ?
- Qu’est-ce que j’ai à perdre ?
- Ecoute, je te paye ton coca. Tu ne devrais pas boire du coca. C’est de la merde américaine.
- Non, je me le paie, ça va.
- Il sait que t’es venu me voir, aujourd’hui, ton copain ?
- Non. Je sais pas. J’ai pas pensé à lui en parler. Pourquoi ?
- Je vois. Bon, j’espère que ça se passera bien, au Canada.
Il eut un sourire tordu.
Et aujourd’hui je revois Fred, à la station de tramway.
- Fred… Tu te rappelles de moi, Stoni ? C’était quand ? En 2002, 2003, un truc comme ça…
Je me dégourdis et hoche la tête.
- Ouais, je sais. Comment tu vas ?
Il mène toujours la même vie, sauf qu’il a emménagé avec une fille, et qu’il occupe un emploi subventionné par l’Etat. En CDD. Un post emploi
jeune, en gros.
J’ai envie de lui demander s’il s’agit toujours de la même copine, mais je m’abstiens.
Il me contemple et échappe :
- T’as vachement changé.
- Pas tant que ça visiblement, sinon tu m’aurais pas reconnu.
- Je sais pas, t’as l’air tellement… adulte. Alors, qu’est-ce que tu fais ?
Je lève une épaule.
- J’écris.
- Ah oui, tu continues ?
- Ouais, c’est sérieux maintenant. C’est bien, je suis heureux.
- Sur quoi t’écris ?
Je résume brièvement mon genre littéraire.
Il cherche quelque chose dans mon regard, tandis que je parle par allusions.
- Et sinon ? Toujours branché vinyles ?
- Je prends moins le temps d’écouter de la musique. Je lis et étudie beaucoup.
- T’es à la fac ?
- Non, chez moi. Tout seul. La Révolution française et le marxisme, surtout.
- Pourquoi ?
- Eh bien, je suis communiste.
- Ah bon ?
Il est scié.
- Communiste communiste ?
- Oui, enfin, pas trotskyste ni rien d’autre comme ça, quoi. Marxiste. Au Parti. Point.
- J’aurais jamais dit ça de toi. Tu mangeais chez McDonald…
Il s’en rappelle ! Je souris.
- Je mange toujours chez McDonald.
- Non ?
- Ben si, en fait. Ça t’a marqué à ce point-là ?
Je ne prends plus de gants, et ça le désarçonne.
- Ben t’étais bien le seul jeune que je connaissais qui mangeait chez…
- On ne devait pas être issus du même milieu, alors.
Il entame une réplique amère.
- C’est pas grave, dis-je. Je le prends pas mal du tout, je trouvais ça marrant que tu t’en rappelles, rien d’autre.
- Ah… Quand ton prochain bouquin sort, tiens-moi au courant.
On ne pense surtout pas à s’échanger nos numéros de portable.
Mon tramway arrive.
On ne se serre pas la main.