Pourquoi ce titre, te demanderas-tu, camarade-lecteur ?
Quel rapport entre ton livre sur une table à la Fnac et ta mère en slip à Waikiki (quartier de Honolulu, Hawaï) ?
Ben, mon message est de te faire comprendre qu'avoir ton livre sur une table à la Fnac c'est à peu près aussi intéressant que de savoir ta mère en slip à Waikiki.
Je m'explique.
L'autre jour j'étais au centre commercial. Je devais aller à Auchan acheter un cul-de-poule. Mon mec est dans une phase cuisine, en ce moment. Du coup, je voulais lui offrir ce magnifique ustensile qui consiste en une sorte de saladier mais-pour-faire-la-cuisine. En même temps je devais racheter du thé à la vanille, parce que j'adore ça, mais on en trouve pas dans les magasins de «réductions dures » (traduction de « hard discount ») où je vais d'habitude. Bon alors direction Auchan. Et le Auchan le plus près de chez moi, il est au centre commercial.
C'est blindé. Je croise tous ces gens, plutôt pas friqués, qui ont l'air assez heureux. Des familles, des gosses, des ados. Beaucoup d'ados. Ce peuple de France que j'aime...
Je prends mon temps, du coup. J'aime bien regarder les gens. Les groupes de jeunes qui rouillent. Les couples, bras dessus bras dessous, main dans la main, ça dépend des cas. Les parents qui cherchent leurs gosses, lesquels ont trainé devant une vitrine particulièrement attrayante. C'est marrant.
Et puis je passe devant la Fnac.
Là, j'ai une idée.
VA VOIR SI TON LIVRE EST TOUJOURS EN RAYON ET S'IL EST MIS EN AVANT.
Oh la mauvaise idée. La très mauvaise idée.
Ça fait un mois que mon livre est sorti. Tout se passe si mal, depuis la signature du contrat d'édition, que je n'ai même pas voulu aller voir en librairie, le jour de la parution, s'il était bien mis en place. J'étais persuadé que ce ne serait pas le cas et je voulais m'épargner cette énième source de colère.
Mais là. Je suis juste devant la Fnac. Je peux y aller. Ça ne coûte rien.
Si, ça coûte juste que si je ne le vois ni sur les tables ni en rayon, je vais être super véner et déprimer pendant une semaine.
Mais. J'y. Vais.
Connard.
Donc j'y vais.
J'y vais, jusqu'aux rayons littérature. De toute façon ce n'est pas le genre de roman qu'on va mettre en avant dans une Fnac de centre commercial. Je contrôle ma respiration. Genre le gars décontracté. Il ne sera pas visible mais au moins il sera en rayon, c'est déjà ça, vu la catastrophe que c'est depuis... depuis toujours...
Et puis je le vois. Le livre. Ce con. Sur la table des nouveautés, formant une jolie pile, à côté des autres bouquins.
Etre sur la table, pour un auteur, c'est bien. Tout le monde veut être sur la table.
J'ai un sourire ironique. Je regarde les gens autour de moi. Je vois tous ces livres autour du mien, toutes ces putains de piles.
Et je me mets à la place de quelqu'un qui voudrait être édité. Je me mets à la place de celui que j'étais il y a plusieurs années.
Je me demande comment cette personne, ce moi du passé, considérerait ces cinq ou six romans de Stoni posés sur la table, ce qu'ils signifient, ce qu'ils représentent.
Que penserait-il ?
Un chouette livre grand format avec une belle couverture !
La réalité : la couverture est dégueulasse. Je m'en rends particulièrement compte en voyant le bouquin parmi les autres. Sur ceux-là, on distingue tout de suite le nom de l'auteur et le titre, c'est fait pour, c'est très lisible. La police d'écriture assez conne et les délires du maquettiste font que mon titre et mon nom sont illisibles sur mes pauvres exemplaires. J'ai honte.
Si ce roman est toujours là, sur la table des nouveautés, un mois après sa sortie c'est qu'il se vend bien ! Quelle réussite pour ce jeune auteur !
La réalité : les vendeurs FNAC ont la flemme de virer ce machin que personne n'achète. Encore une semaine ou deux, et ils vont se forcer à le foutre en carton pour les retours. Je m'attends au plus gros bide de ma courte carrière d'auteur.
En revanche le distributeur a bien fait son boulot, ça, y'a pas à chier (c'est le distributeur-diffuseur qui doit convaincre les librairies de commander le livre et de le mettre en avant).
En lisant la quatrième de couverture, je me dis qu'il s'agit d'un jeune talent underground et que son éditeur se distingue par le fait d'avoir édité un garçon qui n'appartenait certainement pas aux classes supérieures ! Bravo !
La réalité : je sers de caution « underground-lumpen-prolétaire » à mon éditeur qui n'a pas tellement envie de me vendre – car il ne sait pas le faire. Je suis l'auteur chelou-de-qualité dans son catalogue. Quand je gueule parce que je suis étiqueté comme tel et que ça commence à me les briser, on me répond « mais c'est normal tu écris des choses trop inaccessibles pour le grand public ». Sans déconner, connard. Déjà un miracle que je rentre dans les moyennes de ventes de la collection... En vérité, je sers à abolir la lutte des classes. La bourgeoisie se rachète en promouvant un jeune comme moi. Pourquoi faire la révolution puisqu'on insère un quota de pauvres dans l'univers culturel mondain en me publiant ?
A moins de trente ans, cet auteur a fait des sacrés coups pour se trouver là ! Il doit être vachement respecté dans le milieu ! A son âge !
La réalité : quand je ne suscite pas l'indifférence, je suis vu comme le mec-qui-écrit-des-trucs-chelou-inaccessibles-au-grand-public. Les gens du milieu me méprisent et vice-versa. Bon, ok, je suis honnête : y'a aussi des auteurs bien installés qui adorent mes bouquins et me prennent pour une sorte de petit génie. Mais bon. Ça me fait une belle jambe. Ces cons ont même pas acheté les livres, ils les ont eus par copinage avec mon éditeur ou en service de presse (alors qu'ils ne sont pas journalistes, mais bon, c'est pas grave, faut pas chercher...). C'est pas ces petits compliments qui vont me générer des ventes !
Ce jeune auteur a dû réaliser un rêve et il doit être content de ce début de carrière sur les chapeaux de roues !
La réalité : j'en suis à regretter la période où je n'étais pas édité. Au moins je prenais du plaisir à écrire. On m'avait pourtant prévenu que les éditeurs chercheraient à me casser... Je songe à stopper l'écriture définitivement (d'ailleurs mon mec m'engueule à chaque fois que j'en parle, il doit trouver que je tombe dans une sorte « de contemplation morbide de moi-même » et il a raison). Je n'arrive plus à écrire. Je déteste les gens du milieu et j'ai des envies de meurtres rien qu'à l'idée du moindre salon du livre. Je me renseigne sur des formations continues « plâtrier-peintre » ou « soigneur de zoo ». J'appelle les centres de formation. On me répond que je suis trop vieux pour l'inscription.
Alors, tu piges, camarade-lecteur ?
La prochaine fois que tu vois un bouquin sur une table à la Fnac, dis-toi que, pour l'auteur, c'est peut-être aussi enrichissant que de savoir sa mère en slip à Waikiki (quoique encore, je serais content de savoir ma mère en train de faire du topless à Hawaï, ça voudrait dire que mes parents ont sacrément du fric d'un coup).