Franchement, je vous assure, j’ai pas envie de les détester.
J’ai pas envie d’être énervé par leurs présences, par leurs dires, par leurs remarques, par leurs réflexions – et le pire – par leurs simples apparences.
J’ai pas envie d’éprouver le fantasme absolu d’être le Soviet Suprême et de les faire tous déporter au goulag.
Putain j’aime pas ça.
Mais des fois ils le font exprès.
Voilà pourquoi j’aime quand AU BOULOT IL Y A DU BOULOT A FAIRE. Quand « au boulot il y a du boulot à faire », je prends mon vélo et tu me revois plus de la matinée. Mais aujourd’hui, au boulot y’a pas de boulot à faire. J’avais déjà exposé toutes les horreurs que je subis en pareil cas.
Ca recommence.
Mais là, en plus, je dois me taper les autres salariés.
Ils m’énervent.
Je me sens coupable.
Je n’ai pas envie de les voir. Je n’ai pas envie de les entendre. Ils sont là, pourtant. Parce qu’ils sont tous autour du frigo. Et moi je suis dans la salle où il y a le frigo.
Au secours.
Pourquoi ils bossent pas. Ils font rien. Ils discutent. J’en peux plus.
Je peux sortir une fois, fumer dehors. Je peux sortir deux fois.
Il est pourtant hors de question de liquider mon paquet de cigarettes.
Ils se plaignent. La climatisation ne marche pas.
Putain. Tu sais quoi, on dirait des caricatures d’Américains. La plupart sont en surpoids (voire carrément au-delà…), ils marchent lentement, comme s’ils peinaient à déplacer leur masse corporelle, les nanas se tiennent la cambrure du dos et tous se lamentent : « LA CLIM ! ».
Caricatures d’Américains : des gros accros à LA CLIM.
Ils s’ennuient et viennent vers moi.
Certains jours, je n’ai aucun problème avec eux. On arrive même à construire des conversations élaborées et tout. Tu vois, ce n’est pas que je me sens au-dessus d’eux. Ce sont eux qui m’ont placé au-dessus d’eux. Tout de suite, ça fausse les rapports, n’est-ce pas. Parce qu’ils ont su que j’étais auteur. En plus, ils ne comprenaient pas. Les premiers mois après mon embauche, ils menaient leur enquête.
- Pourquoi, si t'écris, tu ne travailles pas dans une librairie ? Ou dans une bibliothèque ? Ou pourquoi tu n’es pas professeur de français ?
- Ben, j’ai pas fait les études pour…
- Ah !
Quelques jours plus tard :
- Pourquoi t'as pas fait des études de français ?
- Parce que j’avais pas trop envie…
- Ah !
Une semaine après :
- Comment tu fais pour écrire si t'as pas fait des études de lettres ?
Bref.
Tous les salariés dont je parle sont bien évidemment hiérarchiquement complètement au-dessus de moi. Des comptables, des commerciaux, des ingénieurs. Des cadres. Tous sont plutôt bien payés. Les patrons sont de beaux bourgeois comme on les aime.
Cependant, ils m’ont placé au-dessus d’eux parce que j’étais différent. Au-dessus, pour ne pas être comme eux. Vous voyez. Et parce que j’avais l’air cultivé.
Moi je n’avais rien demandé. Je ne voulais même pas qu’ils sachent mon « vrai métier ». Je l’avais écrit sur mon CV pour expliquer pourquoi je cherchais un emploi à temps partiel. Ben ouais, un mec qui veut bosser à mi-temps, on se demande pourquoi.
Le chef qui m’a recruté l’a dit à tout le monde.
Ils se méfient. Fort heureusement, aucun d’entre eux n’a jamais lu un de mes livres…
Je ne leur veux pas du mal.
Je ne veux pas les détester.
Eux, ils ne font rien pour m’aider. Aujourd’hui, ils sont passés en puissance dix. Qui les a dotés d’un super carburateur pendant la nuit ?
Ils se morfondent : « C’est une honte que LA CLIM marche pas. Moi j’arrête de travailler ! ».
Ils cherchent un restaurant, pour midi.
- Stoni, pour une fois, tu voudrais pas venir manger avec nous ?
Wo putain.
- Euh, non je peux pas, désolé.
- Faudra bien que tu viennes, au moins une fois !
- Euh ben je verrai.
Putain les mecs. Sérieusement. D’une, je dépense pas dix euros pour manger. Dix euros, c’est même pas ce que je gagne à l’heure. De deux, j’ai – comment dire ? – un travail à faire cet après-midi : sauver l’avenir de la littérature française. Alors si vous croyez que je vais perdre une heure de mon temps précieux pour bouffer avec vous.
De trois, j’ai pas tellement envie de vous voir bouffer.
Les nanas se plaignent non seulement de LA CLIM mais aussi d’être grosses.
Non. Je vous en prie.
- Comment je vais faire pour la plage cet été ?
- J’ai perdu deux kilos pendant les trois derniers mois.
- Vous connaissez la méthode Montignac ?
J’envoie un SMS à Aniki :
Ri1 a fer o taf. Lé zotr squat a coT. Me demand prkoi je s8 coco.
Il me répond aussi vite :
Ta internet ?
On se connecte.
Mail d’Aniki :
Qu’est-ce qui se passe ?
Moi :
Les autres sont tous dans MA salle des livraisons. A cause du frigo. Je vais devenir dingue. L’être humain, y’a rien à en tirer. Pourquoi je suis communiste ? Dis-moi. Parce que là, je te jure, j’ai tous envie de les flinguer. Les femmes parlent de leur régime. TOUT SAUF LES REGIMES. Les mecs des piscines qu’ils se font construire. Ma parole je suis dingue.
Aniki :
C’est exactement ce qu’a pensé Staline avant de faire construire les premiers goulags.
Moi :
Mdrrr. Il les a pas fait construire ça existait déjà.
Aniki :
Stoni… faut que j’aille sur un chantier, là.
Moi :
NOOONN !
Aniki :
Si. Je suis désolé. Je t'aime. A ce soir.
Une secrétaire vient me voir.
- Comment tu trouves ma robe ?
Je me retiens de hurler : MAIS POURQUOI J’AURAIS LE MOINDRE AVIS SUR TA PUTAIN DE ROBE, GROGNASSE ? J’AI L’AIR D’UNE MEUF ? J’AI L’AIR DE FAIRE DU SHOPPING CHEZ PIMKIE ??? MAIS QUELLE CONNE !
- Ben, c’est une robe quoi.
- Comme t'es jeune, tu dois savoir ce que portent tes petites copines. Tu trouves que ça fait pas trop démodé ?
- Non. Je sais pas, en fait.
- Oh.
Et, allez savoir pourquoi, elle entreprend de me relater son dernier week-end par le menu.
Arrive le mec qui fait le ménage.
Je bondis vers lui. Le mec qui fait le ménage est vachement sympa. On rigole bien.
- On sort fumer une clope ?
- Bah non, Stoni. Je passe juste prendre mon chèque. Je dois intervenir dans une autre entreprise dans dix minutes.
Il s’en va.
Encore deux heures.