Le mec, s'il en avait pas porté,
on l'aurait pas
remarqué
Un poteau et moi avons été invités à l'anniversaire d'un troisième pote. Nous nous connaissons tous du lycée. D'habitude, je n'aime pas trop les anniversaires. Mais le poteau avec qui j'ai été invité, on se marre tellement ensemble, que j'accepte de m'y rendre.
Ce poteau et moi, on a le même humour caustique. Je lutte contre mon humour caustique, pourtant. Pire encore, on a les mêmes obsessions culturo-sexuelles. Je précise "culturo-sexuelles", parce que nous détestons les mêmes phénomènes culturels, et parce que nous sommes autant obnubilés par le sexe l'un que l'autre. Je ne connais personne d'autre avec qui je puisse parler de telles saletés que cedit poteau.
En fait, on s'encourage mutuellement, et c'est mal. Séparément, nous sommes des personnes fort courtoises et charmantes. Ensemble, nous sommes infects. Il exerce une très mauvaise influence sur moi. J'imagine que ma fréquentation ne l'améliore pas non plus. Je l'appelle Mauvais Génie.
Le troisième pote qui fête son anniversaire – trente ans, j'y passerai également dans moins d'un an – a invité plein de monde. Notre trentenaire tout neuf est vachement plus sociable que Mauvais Génie et moi. Il connait un max de gens. Il fréquente même des petits-bourgeois. Dont un mec qu'on a remarqué, Mauvais Génie et moi : ce type, il est drôlement propret. Il porte des chaussures bateau. Voilà typiquement un exemple de l'influence néfaste de Mauvais Génie. Tout seul, je n'aurais jamais remarqué ce gugus avec ses chaussures bateau. Mais, en la présence de Mauvais Génie, je le vois et nos regards complices se croisent, lourds de signification.
Le type aux chaussures bateau a lancé une conversation sur la politique. Mmmmh. Il a voté Mélenchon aux présidentielles mais, attention, " il n'est pas communiste ". Mauvais Génie et moi on glousse bêtement, juste avant que Mauvais Génie ne me dénonce tout haut :
- Fais gaffe parce qu'il y a un communiste dans la salle.
- Arrête, je fais en râlant. La honte, quoi.
Chaussure bateau me condescend un sourire paternaliste.
- Non mais je ne critique pas, tu sais, je trouve ça bien que le PC existe encore, vous représentez juste une couche de la société qui a disparu, ça ne doit pas être facile tous les jours.
Avant, j'aurais répondu. Avant, j'aurais argumenté. Avant, j'aurais demandé ce qu'il entendait par "couche de la société qui a disparu".
Mais je vais bientôt avoir trente ans, bordel. Et je fais du yoga. Et je m'en fous. Donc je ferme ma gueule.
C'est Mauvais Génie qui se pique de le rabrouer.
- Comment ça, une couche de la société qui a disparu ?
- Les ouvriers, voyons.
- Ah bon ? Ils ont disparu ?
- Pratiquement.
- Qu'est-ce que tu fais, comme métier, toi ?
- Je suis auditeur comptable.
- Ouah, ça doit réclamer de longues études.
- J'ai fait une école de commerce.
Je réprime un tic d'agacement. Mauvais Génie ne lâche pas le morceau.
- C'est payant les écoles de commerce, n'est-ce pas ?
- Oui, enfin...
- Alors peut-être que pour toi, les ouvriers ont disparu car tu évolues dans un monde où ils n'ont pas droit de cité.
- Mais non, je suis de gauche.
Là, je ne peux pas m'empêcher de faire observer :
- Je ne vois pas le rapport entre le fait d'être de gauche et celui de connaître des ouvriers. Je crois que tu ne connais aucun ouvrier, je crois que tu es d'un autre milieu que le nôtre.
Chaussure Bateau commence à trépigner sur place. Notre conversation lui tape un peu sur le système. Il cherche à s'en dépatouiller en se tournant vers une nana que nous ne connaissons pas.
- Ah salut Chloé ! T'es pas venue avec ta copine... Comment elle s'appelle ?
Ravie, la nana enchaîne :
- Nassima ? Non, elle est malade. A vrai dire, elle est en convalescence...
La meuf ricane. Je sens la fille qui va lâcher une belle saloperie sur une potesse.
- Tu me croiras jamais, mais, Nassima... Elle s'est fait refaire le nez. Elle peut pas sortir de chez elle pour l'instant, elle a un plâtre.
- Refaire le nez ? S'exclame Chaussure Bateau.
Et tous les deux éclatent de rire.
Je ne connais pas Nassima. Je ne les connais pas non plus, ces deux connards.
J'aurai bientôt trente ans. Je fais du yoga. Je ne suis plus censé me jeter dans la bagarre.
Mais j'imagine Nassima avec son nez plâtré, seule dans son appartement. Loin de sa soi-disant copine qui drague un "auditeur comptable" en se moquant d'elle.
Involontairement, la copine félonne abonde dans mon sens, puisqu'elle ajoute :
- Tu sais qu'elle est encore logée chez ses parents... Elle doit vivre un enfer si elle ne peut plus sortir, la pauvre.
Chaussure Bateau ouvre des yeux comme des soucoupes.
- Elle est encore chez ses parents mais elle se paie de la chirurgie esthétique ? Comment elle a fait ?
- Ben elle aimait pas son nez, quoi.
Nouveaux rires, froids, méchants, hautains. Rires de charognards. Mépris de
classe. Mépris sexiste.
- C'est honteux, commente Chaussure Bateau. Quelle bimbo...
- Elle a économisé, cette conne, depuis des années, pour faire cette opération. En fait, je pensais que ça serait plus cher. Je crois qu'elle a payé trois mille euros, par là.
- Mais que c'est superficiel ! Rénchérit l'autre. Elle est folle, ou idiote
!
- Je ne trouve pas que ce soit si superficiel.
Ça y est. C'est fait. Ma grande gueule a marqué son non moins grand retour.
La félonne et Chaussure Bateau me dévisagent.
- Il est communiste et il trouve que la chirurgie esthétique ce n'est pas superficiel !
- En tout cas, je la trouve moins condamnable que le fait d'avoir été en école de commerce quand on prétend être "de gauche".
Ça fout un froid, je vous dis pas. Mauvais Génie se frotte les mains. Il aime le goût du sang.
- Je vois pas le rapport, balbutie Chaussure Bateau.
- Si, il y en a un. Ta Nassima, elle a économisé depuis des années sur son salaire, j'imagine ? Que fait-elle dans la vie ?
- Elle est aide-soignante.
- Elle a payé sa rhinoplastie avec l'argent de son travail. Je ne vois rien à y redire.
- Un communiste qui cautionne la chirurgie esthétique !
- Je me fiche de la chirurgie esthétique, je ne la cautionne ni ne la condamne. Pour moi, c'est comme la religion. Je ne vois aucune différence entre une rhinoplastie et le type qui dépense deux mille euros pour se rendre en pélerinage à La Mecque, à Jérusalem ou dans n'importe quel temple bouddhiste ou hindouiste. Quelle putain de différence ? Aucune. Tu dépenses pour toi, pour ton accomplissement personnel. Cette fille voulait un nez plus harmonieux ? Elle l'a fait, voilà, comme d'autres vont acheter de la paix spirituelle, ou de l'exotisme, en Inde. Il n'y a pas d'intérêt général dans la religion. Il n'y a nul intérêt général dans le tourisme. Il n'y en a pas non plus dans la chirurgie esthétique. Cela dit, en nostalgique de Robespierre, je suis pour la liberté de culte. Donc je suis pour la liberté de la chirurgie esthétique. Bien sûr, je préférerais que l'on vive dans un monde où les gens sont en paix avec leur physique. Mais ce n'est pas notre monde, pour l'instant.
La Félonne affiche un rictus dégouté. Chaussure Bateau n'en revient pas.
- Tu es un communiste plutôt cynique.
- Ce que je trouve cynique, c'est de faire une école de commerce alors qu'on se prétend être de gauche. Mais ça, je l'ai déjà dit je crois.
Là, notre ami s'impatiente.
- Je voulais faire un certain type de métier, je n'avais pas le choix !
- Si, tu avais le choix. Tu avais le choix d'une école publique, tu avais le choix de ne pas profiter des revenus confortables de tes parents et, ainsi, de valider un système élitiste. Un système vulgaire. Oh, je sais bien, tu n'es pas extrêmement riche non plus. Tu fais partie des classes moyennes. Mais tes parents n'étaient pas ouvriers, ça s'est sûr. Tu as donc eu accès à ce que les fils d'ouvriers n'ont pas eu accès. Nassima, elle, au moins, n'a certainement pas profité de ses parents pour s'offrir un nouveau nez. D'ailleurs, combien est plus abordable le nez de Nassima si l'on s'attarde sur les – je cite la fourchette basse, je suis indulgent – vingt mille euros de frais de scolarité que tes généreux parents t'ont consacrés.
Chaussure Bateau et la Félonne décident enfin de nous abandonner là. Ils détalent dans une autre pièce en marmonnant tout le mépris que ma philosophie leur inspire. Mauvais Génie passe un bras sur mes épaules.
- Je t'ai déjà dit que je t'aimais, petit con ?
Puis, il soupire :
- Si seulement Nassima avait été là.
Oui, si seulement.
Pif en plastoc ou pas,
toi
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