Blog d'un jeune écrivain... en direct depuis les tréfonds de la praxis. Ma vie matérialiste, ma cigarette électronique, du marxisme-léninisme et tous mes malheurs d'auteur publié.
Aniki : surnom masculin signifiant mon frère en japonais.
J’ai rencontré Aniki en 2003. Il avait vingt-quatre ans, et moi dix-neuf.
Lui, confiant, percutant, rieur et travailleur. Moi, gamin, provocateur, seul et encore un peu poète.
Je l’ai suivi.
Si grand, de stature mince, il donne toutefois (en bon natif du taureau) l’impression que sa masse l’enracine au sol, dont il ne décollera pas. C’est un rationnel. Il me semblait croire en Dieu, quand nous nous sommes trouvés, mais lui ne versa jamais dans de telles mystifications. J’avais de l’imagination. Et je n’étais pas encore marxiste.
Il marche, donc. Tout droit. Décidé. Il est l’homme qui avance.
Je me suis mis à le talonner.
Parce qu’il m’invita à le faire. J’étais trop fier pour en prendre seul l’initiative.
- Tu viens ? me dit-il au bout de deux semaines.
Je vins. Avec lui. Je marchai dans ses traces. Au Canada, aux Etats-Unis, et en France. Je le suivis à Montréal, à Québec, à New York, à San Francisco, à Berkeley.
Nous nous aimons avec une constance de petites gens. Nous ne sommes pas compliqués. Je fus – je le confesse – persuadé de l’être moi-même, et me montrai souvent pénible. Je cessai. Il patienta. Il m’aime, et il reste le seul à l’avoir fait, je crois.
J’anticipe ses pensées, ses réactions, ses éclats de rire et ses ruminations à la seconde près. Il a, envers mes petites particularités puériles, la sagesse d’un vieux chien qui laisse des enfants lui tirer les oreilles. Les oreilles qu’il dresse, s’il sent la moindre menace. Envers moi. En retour, je l’écoute. J’ai toujours voulu l’écouter. Il a la voix naturellement cassée, ce qui m’a beaucoup surpris au début.
Comme moi, il a une physionomie qui ne fait pas « français ». Méditerranéenne, pour le teint de la peau. Judaïque, pour les traits du visage. Il est tout cela à la fois.
Nous goûtons le quotidien, les jours et les nuits qui se répètent. Nous lever ensemble, chaque matin, nous est un privilège.
Mes amis s’en étonnent.
J’ai longtemps nourri des passions, mais coléreuses, mais sociales. Lui est trop concret. Les écarts et les déviances libidineuses ne nous tentèrent pas. Nous maîtrisons la science d’un amour simple, et nos rapports sont d’une évidence totale.
Mes amis s’en étonnent aussi.
Nous menons un train de petits vieux.
Nous sommes studieux, et travailleurs. Nous sommes des gens soi-disant sérieux qui, dans leur intimité, pratiquent l’humour absurde et l’ironie de haut et petit vols. Nous inventons des gadgets commerciaux improbables, que nous trouvons drôlissimes.
J’ai l’air d’un révolutionnaire, et lui d’un honnête salarié.
Mais, si Robespierre nous voyait, il nous ferait guillotiner !
Tiens, la Révolution.
J’ai toujours pensé que notre couple était profondément révolutionnaire, tant nous étions bien accordés.
Mes amis s’en étonnent – encore.
(Lui n’a pas vraiment d’amis, il n’a pas le temps, il doit trop penser à moi.)
Nous parlons beaucoup, et « pratiquons le concept » (en artistes).
C’est moi qui lis. Je raconte. Il enregistre et récupère ces concepts.
Cela m’énerve, quand il les utilise, car il n’est pas communiste.
- Mais c’est toi qui es communiste ici, rétorque-t-il en désignant l’appartement. Tu l’es pour nous deux. Ça suffit, non ?
- Tu fais une belle économie, soufflé-je avec rancœur.
Etre communiste pour deux, ça pèse. Etre communiste tout court également.
Mais ça pèse aussi d’être celui sur qui je me repose, l’aîné, le commandant et le capitaine. Je lui en sais gré et oublie trop souvent de le lui dire.
J’en suis venu à douter que nous sommes deux personnes différentes.
Je me sens avec son corps comme s’il s’agissait du mien. Je le préfère, même. Heureusement.
Tout ce qui le compose, je le manipule et me l’approprie avec une permissivité de propriétaire. Je suis en lui chez moi.
Il m’admire, et je m’en contente bien.
Il ne sait pas tellement s’habiller. Je dois l’inspecter, avant qu’il ne franchisse la porte au petit matin. Ses associations vestimentaires sont hasardeuses. Pourquoi je ne le laisse pas faire ? Je n’en sais rien. Les dégâts de la pratique libérale, sûrement.
Il est étourdi, mais n’oublie jamais ce que je lui demande.
Il aime le sport, l’endurance du cyclisme, et il l’aime encore plus depuis que je lui ai dévoilé le concept du « sport en tant qu’éthique de la praxis ».
Encore un concept qu’il réutilise gratuitement, sans s’engager en politique.
Il me trouve intelligent. Il sait être naïf.
Il m’apprit à faire la cuisine.
Il m’apprit à me sociabiliser.
Il possède un charisme de politicien. Je ne connais personne qui ne l’apprécie pas. Il peut s’accointer avec tout un chacun. Sa capacité à papoter avec le premier quidam venu me sidère.
Il aurait fait un bon gendre. Je me sens coupable.
Les femmes matures (et instantanément amoureuses de lui) me tuent du regard en songeant :
- Dommage, qu’il se soit amouraché d’un petit communiste bizarre.
Ses défauts sont, en fait, des qualités. Il n’a aucun goût en musique, ne joue pas d’instrument, n’a pas le moindre sens de l’esthétique. Il n’est pas élégant, ou sinon, d’une façon si classique. S’il plaît, c’est par bonhomie, et non par charme. Avant de me connaître, il était parfaitement étranger à l’underground, aux sous-cultures et aux modes. Il est d’une sincérité parfois désarmante, tout en sachant, si nécessaire, se plier à de modestes compromis idéologiques.
- Quelle importance ? m’interroge-t-il en haussant les épaules, si je viens à protester.
Il est radin avec lui-même, et généreux avec moi. Il n’est pas susceptible. Son amour-propre ressemble davantage à de l’estime de soi qu’à de la fierté. Il a l’honnêteté de ceux qui ont grandi sans luxe, sans superflu et dans des valeurs simples.
Il est gourmand, mais sans excès. Il aima toujours les plaisirs raisonnables.
Il considère mes créations diverses et variées avec une humilité emplie de respect.
Il me trouve grand artiste. Il est un amoureux acharné.
Il m’accompagne, indifférent, dans les festivals littéraires, aux rendez-vous professionnels et chez des éditeurs, toujours aussi spontané et lui-même. Je le sens un peu mon garde du corps prolétarien, au cas où mes interlocuteurs n’auraient pas compris que je ne veux pas changer de camp. Il plaisante avec de puissants politico-mondains, car la lutte des classes lui tient moins à cœur. De plus, il sait très bien pisser sur les mythes culturels de la bourgeoisie.
Je l’aime. Nous vivons ensemble. C’est très bien ainsi.