Blog d'un jeune écrivain... en direct depuis les tréfonds de la praxis. Ma vie matérialiste, ma cigarette électronique, du marxisme-léninisme et tous mes malheurs d'auteur publié.
Comment j'ai travaillé chez ces putains de 3 Suisses.
Deuxième partie : quand Bernard et Bianca ne sont pas venus me sauver mais ils auraient pu quand même.
Dans le cadre d'une mission intérimaire, le jeune Stoni subit une « formation » afin d'officier dans un centre d'appels des 3 Suisses. Très vite, il réalise que la formation tient surtout d'un lavage de cerveau éhonté... Le lien vers la première partie est ici.
Le soir, dans le métro, je recourais à des cures de musique au baladeur pour tenter de me dépêtrer de cette faconde sectaire. Car je puis maintenant l’assurer : un tel lavage de cerveau, même si
vous y êtes réfractaire, même si vous décidez d’appréhender la chose comme une expérience de type sociologique, ça reste lourd, pesant, minant, déstabilisant. Le pire, finalement, demeurait le
fait que mes camarades paraissaient y adhérer corps et âme. Simulaient-ils ? Je ne sais pas. J'espère que oui.
L’enthousiasme de leurs interventions feedback sidérait. Car, au terme de chacun des grands chapitres de la Bible Managériale, afin de s’assurer de notre
attention, la formatrice nous relançait avec un ricanant :
-Allez, feedback! Vous avez des questions ? Des commentaires ?
Et là, ça n’en finissait plus. Pas des questions, car mes camarades n’en avaient aucune à poser. Mais des commentaires, par pléthores ! Et des commentaires apologétiques, pour couronner le tout. Le principe des moments de feedback s’avéra donc être l’occasion de faire remarquer à quel point les candidats intérimaires étaient honorés d'être le peuple de candidats élu par la Personne Morale Supérieure. Au début, je trouvai cela plutôt fendard. A la fin, c’était insoutenable.
-Ce qu’on se rend compte avec l’histoire des 3 Suisses, c’est que c’est vraiment une belle histoire. Et moi chuis super contente de participer à cette belle histoire. Des gens qui sont partis avec une petite idée, pour en faire une grande réussite ! C’est magique !
-C’est dingue cette organisation ! On voit vraiment que tout chez nous est fait pour plus d’efficacité ! C’est sensationnel !
-J’espère que je serai à la hauteur !
-Alors comme ça Laetitia Casta est cliente ! Ouah, j’espère qu’elle tombera sur moi quand elle appellera ! Comme quoi, nos produits, c’est de la qualité !
-De toute façon, on voit bien que c’est un esprit d’équipe, parce que déjà, nous, j’ai l’impression qu’on forme une super équipe, et qu’on est tous super liés.
Tandis qu’ils débitaient leurs éloges, la formatrice avait immanquablement un petit hochement de tête professoral, d’une hypocrisie toute à gerber.
Mon nouveau gros problème fut ainsi de me manifester moi aussi au cours du feedback. D’une, j’étais le seul à ne pas le faire. De deux, si je me tenais tranquille dans mon coin, en espérant me faire oublier, la formatrice se hâtait de me remettre au pas.
-Et toi Stoni t’as pas quelque chose à dire ? T’as bien écouté au moins, n’est-ce pas ?
Là, je trouvai une question à poser. N’importe quoi. Des trucs du genre : y’a combien de clients en tout ? ça prend combien de temps un appel en moyenne ? Inutile de préciser que je me foutais royalement de la réponse, mais me fendre d’une élégie, ça m’était impossible. Au pire des cas, si ma question ne suffisait pas, je reprenais un thème introduit par l’un de mes camarades : Ben en fait je suis totalement d’accord avec Marion, cette efficacité, ça me dépasse complètement, enfin je veux dire, c’est impressionnant.
La formatrice nous accordait de courtes séances de pause, que nous devions passer avec elle, hélas. Là, elle nous dévoilait le contexte de sa vie privée sur laquelle je ne m’attarderai pas…
Dites-vous bien qu’arrivé à l’ultime demi-journée, j’étreignais une sorte de félicité planante. Plus que trois heures à ce train-là, et c’en était fini.
De fait, je planais dans mon coin, tout sourire, lançant des bonjours exaltés au premier quidam qui croisait mon chemin !
Cette dernière tranche de formation mit terme au lavage de cerveau, puisque, finalement, nous nous attelâmes à l’apprentissage du logiciel – la seule chose utile que nous ayons faite.
La formatrice nous posta chacun devant un ordinateur, et introduisit la chose avec un optimisme du feu de dieu :
-Alors je vous préviens…
J’eus peur qu’elle ne rejouât sa partition menaçante sur le travail alimentaire. Ce ne fut pas le cas.
-Alors je vous préviens, le logiciel, il est très complexe ! Ça va vous demander beaucoup de travail pour l’apprendre ! J’espère que vous vous en sortirez !
-Bah avec l’équipe qu’on forme, déclaré-je subitement, on va s’en sortir, j’en suis certain ! On est tellement soudés les uns aux autres, y’a pas à dire, on va s’épauler !
Je planais, je le répète.
En vérité, le logiciel n’avait rien de très compliqué. Au bout d’une heure, tout le monde maîtrisait la chose. Sauf une chômeuse de longue durée, envoyée en stage « de réinsertion » par
les Assedic, autrement plus âgée que nous et pas tellement habituée à
l’informatique.
La formatrice lui imposa une heure supplémentaire d’apprentissage, en me la flanquant sur le dos. Puisque j’étais le plus à l’aise avec le monstre informatique, je devais la faire profiter de mes talents. Chose que je fis à la place de l’autre dont c’était le boulot. La pauvre chômeuse manquait de toutes les bases, or, au bout d’un moment, elle y parvenait, certes difficilement, mais quand même !
La formatrice revint vers nous pour lui demander son feedback.
-C’est dur, glissa la chômeuse avec un sourire forcé et plein de tristesse. J’espère que je vais y arriver…
-T’as des notions à rattraper, trancha la formatrice. Ce que je te propose, c’est que tu viennes ici en dehors de tes heures de travail. Le samedi et le dimanche, ou le soir. Je te laisserai un ordinateur à disposition et tu t’entraîneras. Ne me remercie pas, c’est normal, c’est la moindre des choses.
-Oh c’est vrai, tu me permettrais ça ? s’exclama la chômeuse.
-Puis comme ça t’auras des heures sup, dis-je.
La formatrice me transperça du regard. Je battis des cils, avec tout l’air du type qui ne comprend pas !
-Anne est rémunérée par les ASSEDIC, vociféra la formatrice. C’est un salaire fixe.
-Autant pour moi, murmurai-je.
Au départ de la formatrice, je tentai d'expliquer à la chômeuse que, bosser gratos en dehors des heures de boulot, ça s'appelle de l'exploitation crasse et du travail au noir.
– C'est pas pour bosser, rétorqua-t-elle, c'est pour me permettre de m'entraîner avec l'ordinateur.
– Mais tu n'as pas à prendre sur ton temps personnel pour ça ! C'est à l'entreprise de te former ! Les formations sont rémunérées !
– Mais non ! C'est une chance pour moi, au contraire !
J'abandonnai.
Il ne restait plus qu’une heure avant la fin de la formation. Nous eûmes donc droit à notre énième séance de feedback, il nous fallait bien ça !
Nous nous assîmes en demi-cercle face à la formatrice, et débuta un enchaînement de panégyriques visant à résumer le contenu de la formation. Il y eut les sempiternelles louanges adressées à l’entreprise, mais, en inédit, mes camarades introduisirent une variante : les louanges adressées à la formatrice, laquelle recevait ces mots avec un naturel sidérant ! Au nom du Capital, de l’Entreprise et du Manager, Amen…
Chaque intervention dura bien dix minutes.
C’était formidable ! Ça me donne encore plus envie de travailler chez
nous ! Au niveau du logiciel, c’est la seule chose que je trouve compliquée, mais avec la pratique… Chuis pressé(e) d’être cet après-midi,
de commencer à travailler ! Y’a une super ambiance ! Tout le monde a l’air tellement sympa ! Et t’as fait du super boulot ! Vraiment, on a tout bien compris avec toi ! Oh, je voulais te demander,
tu l’as acheté où ton tailleur ? Sinon, qu’est-ce que c’était intéressant…
Comme je me faisais chier à cent francs de l’heure, je m’amusai à composer mon propre panégyrique, en mon for intérieur.
C’était formidable, y’a pas à dire ! Putain l’ambiance ! Comme illustration des vices du capitalisme, y’a pas mieux ! Non mais faut inviter tous les économistes ici ! Et des sociologues ! Ils auraient matière à bosser, bordel ! Invitez des intellectuels marxistes, ça les intéressera, et comment ! Faut que vous fassiez venir la presse et la télé, TOUT LE MONDE ! Déjà vous madame, non parce que je vous vouvoie, vous tutoyer, merde alors, ça me fait mal au cul de faire comme si t’étais ma pote, vu que vous l’êtes pas… Donc vous madame, vous êtes à vous toute seule le sujet d'une thèse sur la manipulation des esprits ! Le plus édifiant, c’est de découvrir la politique de votre DIVINE INSTITUTION. C’est bien, vous vous mouillez pas en prenant des intérimaires et des stagiaires, comme ça, vous nous éjectez quand vous voulez… Au cas où on serait PAS A LA HAUTEUR, comme disait l’autre… Et faudrait pas que ce soit un travail alimentaire, non non, faut qu’on se vende corps et âmes ! Normal quoi ! La cerise sur le gâteau, c’est de pousser l’exploitation au point de faire venir les gens le dimanche, histoire qu’ils s’entraînent : le plus grandiose foutage de gueule que j’aie jamais vu ! C’est tout, j’ai fini ! Amen !
Je passai le dernier et, comme il était midi moins cinq, j’affichai un grand sourire béat et me résignai à articuler :
-En conclusion, je dirais qu’il y avait beaucoup d’informations.
Et je refermai la bouche. Toujours souriant comme pas permis.
-Et c’est tout ? me railla la formatrice.
-Oui c’est tout. Il y avait beaucoup d’informations. Voilà. Sinon, il y a combien de clients au total ?
Ô gloire des gloires : ce fut midi et on nous relâcha pour le repas. Les autres se dirigèrent vers une pizzeria, quant à moi, je filai à toute vitesse.
Jamais plus je ne revis mes camarades, ni la formatrice, ni Monsieur Costume, ni le plateau téléphonique.
Mon contrat de formation touchait à son terme. J’étais libre.
Dans l’après-midi, tandis que j’écoutais de la zique à fond dans mon salon, allongé à même le parquet, la tête entre les deux enceintes (il me fallait bien ça pour me remettre), mon portable
sonna. Je baissai le volume, sachant fort bien à qui j’avais affaire.
-Stoni ! s’égosilla la jeune employée bien mise d’Intérim SA. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? J’ai eu trois appels des 3 Suisses, ils vous attendent pour travailler depuis quatorze heures, et vous, vous n’y êtes pas ! Qu’est-ce qui se passe ?
-Ben finalement, répondis-je d’une voix neutre, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas envie de faire ce travail de conseiller clientèle.
-COMMENT ÇA ÇA VOUS INTERESSE PAS ??!!!
– Ben non, ça me dit pas trop.
– Mais vous avez fait la formation en entier ! Il fallait le dire avant !
-Au niveau des horaires, je ne veux pas travailler le samedi. Je suis désolé. Je ne veux pas signer un deuxième contrat de mission intérimaire. Merci quand même. Au revoir.
Et je coupai mon portable sur-le-champ.
Dès le lendemain, j’entrepris de chercher un autre emploi, présumant pouvoir tirer un trait sur l’affaire définitivement. Que nenni,
dernière édition !
Au cours de la semaine suivante, un beau matin, l’on sonna à ma porte d’entrée. Plutôt étonné, j’accourus pour ouvrir à un fonctionnaire de la Poste, qui me présenta un accusé de réception à signer pour un envoi recommandé.
Ces formalités accomplies, j'ouvris le pli qui provenait d’Intérim SA.
C’était un courrier truffé de fautes d’orthographe et de grammaire dont je vous restitue le contenu :
M. Stoni,
Récement, vous avez été sélectionner par notre entreprise INTERIM SA pour une mission intérimaire pour notre clients les 3 Suisses.
La formation faite, vous avez refuser de signer un nouveau contrat pour la suite de vôtre mission.
Notre entreprise INTERIM SA et notre client les 3 Suisses ont dépensés beaucoup de temps et d’argents pour réalisé votre formation. Votre attitude est incompréhensive.
C’est pourquoi nous vous convoquons à un entretien à telle date dans nos loquaux avec madame TRUCMUCHE, directrice de l’agence, pour que vous expliquiez votre attitude.
Veuillez agréées nos sentiments sincères,
Madame l’employée bien mise.
Aussitôt, je corrigeai les fautes au feutre rouge et quittai mon domicile, le courrier à la main.
Une vingtaine de minutes plus tard, j’étais dans les loquaux (sic) d’Intérim SA, face à une autre employée un peu surprise de me voir débouler d’aussi mauvais poil.
Je demandai à voir l’employée bien mise, mais l’employée surprise me répondit qu’elle était en RTT.
Las, je lui rendis le courrier recommandé.
-C’est une mesure coercitive ? lui demandai-je.
Elle m’adressa un de ces regards de merlan frit ! Puis elle parcourut le courrier.
-Ah bah oui, minauda-t-elle, c’est parce que vous avez juste fait la formation, alors ça coûte de l’argent et…
-Je me suis permis de corriger les fautes, l’interrompis-je en feignant ne pas l’avoir écoutée. Ma question est : est-ce une mesure coercitive ?
A nouveau, le regard de merlan frit !
- Vous savez ce que signifie coercitif ?
Suivit un grand silence.
-Coercitif, ça signifie qui veut contraindre quelqu’un à faire quelque chose. Je veux savoir si ce courrier vise à me contraindre à accepter un emploi dont je ne veux pas, et pour lequel je n’ai signé aucun autre contrat.
-Ben euh…
-Bon, vous êtes incapable de me répondre. On va essayer avec une autre question. Est-ce une mesure disciplinaire ?
Suivit un deuxième grand silence.
-Autrement dit : est-ce que l’entretien vise à me punir pour avoir refusé une mission ?
-Non mais c’est juste que c’est pas bien normal de faire la formation et de…
-J’ai signé un contrat, je l’ai respecté. Je n’ai rien à me reprocher. Vous transmettrez mes salutations à Madame Trucmuche et lui ferez savoir que je ne viendrai pas à son entretien. En outre, vous me retirerez de votre fichier. Je ne veux plus travailler avec vous à l’avenir.
Cette dernière phrase la scia littéralement en deux. Je lui souhaitai une bonne journée et m’en allai.
Cette histoire pourrait reposer sur un syllogisme : il est normal de travailler, et, il n’est pas normal d’être au chômage, donc, le travail n’est pas un cadeau accordé par l’entreprise.
En d’autres termes, une offre d’emploi n’a jamais relevé d’un excès de gentillesse patronale.
Ce qui, pour les jeunes gens de ma génération et ceux, plus âgés, que la crise a frappés, est un fait un peu dur à intégrer.
Comme mes congénères, j’ai grandi dans les années 90, au milieu du chômage de masse, aux côtés de millions de chercheurs d’emploi, dans la spirale infinie des journaux télévisés qui, chaque soir, se répandaient sur « la pénurie de l’emploi », parmi l’ampleur des débats politiques sur « la réduction du chômage », à l’ombre des paroles des adultes qui nous imposaient « une orientation dans un secteur qui recrute », en compagnie du martèlement constant sur « le sacrifice de notre génération».
-De toute façon, vous aurez pas de boulot…
-Faut faire des études, t’auras plus de chances de trouver un emploi…
-Même si tu fais des études, bah, tu pourras quand même être au chômage…
-Quand moi j’étais gamin, avec le brevet tu faisais facteur aux PTT : maintenant, c’est bac+3 minimum…
-Avec les délocalisations…
-Avec la robotisation…
Marx :
Si l’accumulation, le progrès de la richesse sur la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation ouvrière, celle-ci
devient à son tour le levier le plus puissant de l’accumulation, une condition d’existence de la production capitaliste dans son développement intégral. Elle forme une
armée de réserve industrielle qui appartient au
capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses propres frais.
L’excès de travail imposé à la fraction de la classe salariée qui se trouve en service actif grossit les rangs de la réserve, et, en augmentant la pression que la concurrence de cette dernière exerce sur la première, force celle-ci à subir plus docilement les ordres du capital.
Pendant les périodes de stagnation et d’activité moyenne, l’armée de réserve industrielle pèse sur l’armée active, pour en réfréner les prétentions pendant la période de surproduction et de haute prospérité.
Et c’est là l’effet général de toutes les méthodes qui concourent à rendre des travailleurs surnuméraires. Grâce à elles, l’offre et la demande de travail cessent d’être des mouvements partant des deux côtés opposés, celui du capital et de la force ouvrière. Le capital agit des deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de bras, elle en augmente aussi l’offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés. Dans ces conditions la loi de l’offre et de la demande de travail consomme le despotisme capitaliste.
(Mis en gras par mes soins, tirés du Capital, Livre I, septième section, chapitre XXV)
Aujourd'hui, j’ai une pensée émue.
J’ai une pensée émue pour tous ceux qui, comme la chômeuse de longue durée, remercient leurs employeurs de les faire travailler sans rémunération. J’ai une pensée émue pour tous ceux qui croient trouver une nouvelle famille parmi ceux qui les exploitent. J’ai une pensée émue pour tous les intérimaires, sources d’un double profit paroxysme de parasitisme. J’ai une pensée émue pour tous ceux qui se sont fait engueuler pour avoir osé refuser une offre d’emploi.
J'ai une pensée émue pour tous les salariés, contractuels ou intérimaires, des centres d'appels des 3 Suisses qui, même pas trois ans plus tard, ont subi un plan de licenciement massif. En 2009, 850 personnes sont licenciées. Les autres voient certains de leurs « acquis » sucrés. Les centres sont fermés et délocalisés.
Ni merci, ni merde. Au débarras.
C'était bien la peine de laver le cerveau de ces pauvres gens qui demandaient juste un boulot et un salaire.
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