Quand je vous disais que c'était rien que des capules, ces bébés.
J’ai des amis qui ont eu un bébé.
Désormais, leur monde entier gravite autour du bébé. On les comprend. Et je dois avouer qu’il est marrant, ce bébé. Pour une fois,
je ne lui trouve pas une tête de Gorbatchev, et je ne ressens donc aucune sensation désagréable quand je le regarde.
En présence d’un bébé, je conserve toujours une distance pleine de respect.
Un bébé, ça ne rigole pas. Je pense que, si je ne le fais pas chier, il ne me chiera pas dessus. Donnant donnant.
Mes amis sont obnubilés par le bébé. Encore une fois, on les comprend. Cela dit, quand vous êtes extérieur au bébé (et que vous gardez prudemment vos distances), les séances de visionnage des vidéos du bébé,
l’exposition des photos du bébé, l’exhibition du bébé en personne, puis la discussion sur le bébé, sont, à la longue, un peu emmerdantes.
Ce n’est pas bien grave.
Mes amis me demandent ce que j’en pense. Du bébé.
- Ma foi, il a pas une tronche de Gorbatchev, il est plutôt pas mal !
- Il est mignon, hein ?
- C’est bien ce que je dis.
- Regarde comme il est tout petit. T’as vu ses petits petons-petons, comme ils sont petits ?
Je jette un coup d’œil faussement curieux sur les petons-petons. Le bébé (un mois) intercepte ce regard et accouche d’un sourire
ravi.
- Oh t’as vu il a fait risette !
- Il a fait quoi ? toussé-je, embarrassé.
- Risette ! T’es écrivain, tu sais pas ce que ça veut dire
?
Je regarde mon pote, que je connais depuis nos quinze ans. On a joué les lascars ensemble, insulté tous nos profs, fumé un peu d’herbe, déconné et parlé cul non-stop : maintenant, il
prononce naturellement l’expression faire risette.
J’y crois pas.
- Si en fait, mais venant de ta bouche, ça faisait trahison.
Il se marre. Et reprend les petons-petons en photo pour la cinquantième fois de la journée.
- Chaque jour on prend les petons-petons en photo, comme ça on verra l’évolution dans le temps.
- Jusqu’à quand ?
- Oh, jusqu’à ce qu’on en ait marre.
- Du bébé ?
- Non ! De prendre les petons-petons.
- Oh, fais-je déçu.
- On en aura jamais marre de notre gros bout de chou peton-peton mimi !
Là-dessus, mon pote hisse le bébé à bout de bras devant moi, histoire que je n’en perde pas une miette visuelle.
- Fais gaffe, j’ai peur qu’il se mette à pisser, là.
- Mais non, et puis il a sa petite grenouillère trop mimi peton-peton !
Le bébé s’agite et accumule les sourires ébahis. Je le toise froidement. Qu’est-ce qu’il a à me draguer comme ça, celui-là
?
- Il t’aime trop Stoni ! Chérie ! Viens voir comme peton-peton il aime trop Stoni il lui fait plein des risettes !
- Ben tu peux le reposer, en plus je trouve qu’il pue.
- Mais non il pue pas !
Mon pote renifle le cul de la grenouillère.
- Ah si, t’as raison. Il a fait son popo le peton-peton chou ?
Néanmoins, il ne le change pas.
- Oh, il schlingue à fond, quand même. Tu lui fous pas une nouvelle couche ?
- J’ai pas envie, en fait.
Mon pote préfère se péter une clope tranquille. A la fenêtre – la cigarette ayant, sur un bébé, les conséquences du bombardement
de Hiroshima Nagasaki, comme chacun le sait.
Je le rejoins pour ne pas rester seul dans le périmètre du bébé.
- On dirait que tu t’en méfies ! ricane mon pote.
- Du bébé ? Bien sûr que je m’en méfie. Y’a pas
plus crapule qu’un bébé.
- Déconne pas ! Il est tout innocent, regarde-le !
- Innocent ? Mon cul, ouais ! Il marche à fond dans le système, il est déjà super social-démocrate. Je me méfie de lui comme d’un
adulte !
- Oh, tu déconnes, pas vrai ?
- Tu crois que ton fils est protégé du politique par son bas âge. Alors que tu sais très bien qu’il est déjà intégré dans les
rapports humains, et les rapports économiques. Et je vais te dire pourquoi le bébé universel est le pire des vendus : il est entré dans la dialectique de la consommation et de la production dès
sa naissance. Et pour l’instant, il en est encore au stade le plus parasitaire. Le projet économique de la bourgeoisie, c’est le retour au statut de bébé. Consommer sans produire !
- C’est pas un vendu, peton-peton !
- Oh que si ! A fond ! Crois-moi !
- Mais c’est un fils d’ouvrier !
- Et alors ? Il consomme sans produire.
- Mais il a pas le choix, le pauvre !
- Parce que vous l’élevez comme on a élevé des enfants depuis l’instauration de la division de classes. Vous lui donnez le lait
sans lui faire comprendre qu’il a fallu un acte de travail pour seulement acquérir ce lait. Pour avoir du lait, on travaille.
- C’est le lait de sa mère, réplique mon pote d’un ton vexé.
- Et alors ? Pour produire son lait, elle doit manger, et pour manger, vous devez travailler. T’es d’accord avec moi ? Et quand
bien même vous ne travailleriez pas – vous seriez des bourgeois, par exemple – pour manger vous auriez besoin de la force de travail de la société. On n’achète pas de poireaux au supermarché sans
le personnel de mise en rayon, sans les transporteurs de poireaux, les producteurs de poireaux, puis ceux d’engrais… etc.
- Tu voudrais qu’on le nourrisse… en lui faisant comprendre que ça vient du travail ? Mais c’est impossible !
- Pourquoi ? Il faudrait simplement établir un stimulus, une gestuelle, qui signifie ce lien de causalité. Mimer le travail. Ou le
dire, s’il comprend ce qu’on dit.
- Mais il comprendrait pas ! Il est trop petit !
- Il comprend assez pour me faire des sourires tandis qu’il me connaît ni d’Eve ni d’Adam. Et t’inquiète pas, il le fait pas sans
bonne raison. Il comprend qu’il doit pleurer pour obtenir le lait. Il comprend l’affection que vous lui portez. Et il y répond. Ce n’est pas un être amorphe. S’il répond, c’est parce qu’il y
trouve un intérêt. L’intérêt surdétermine tout comportement humain.
Mon pote a un instant de silence, puis passe à la phase de révolte :
- Peton-peton il a rien demandé à personne, c’est dégueulasse que tu le juges comme ça !
- Cette petite crapule qui pense qu’à se goinfrer ? Putain, je suis gentil, encore ! Il marche à fond dans le système bourgeois
!
Là-dessus, le bébé commence à se manifester. Il pousse des hoquets de révolte, lui aussi.
- T’entends tu lui as fait peur, avec tes conneries !
- Tu vois que c’est une crapule ! Il braille quand on remet en cause sa position parasitaire !
- N’empêche, je suis pas d’accord. Un bébé il a vraiment pas le choix, il peut qu’être un parasite.
- Ça plaît assez aux enfants pour qu’ils le restent jusqu’à leurs dix-huit ans – voire plus, s’ils peuvent se le
permettre.
- Tu veux faire bosser les enfants ?
- Non, je voudrais qu’ils ne se complaisent pas dans leur paradis de consommation unique. L’enfance est la meilleure
initiation, et conversion, qu’il soit au système capitaliste. L’enfance est le projet – régressif, comme tu le vois – de la bourgeoisie capitaliste. Tout ce que je veux, c’est qu’ils
aient conscience de la dialectique de la consommation et de la production. Une société communiste saurait mettre en place ce genre d’initiation révolutionnaire : elle n’aurait pas le
choix, de toute façon.
- Tu voudrais endoctriner les gamins !
- Pas plus qu’ils ne sont actuellement endoctrinés par le plaisir que, culturellement, on invente autour de la consommation du
bébé. Le biberon, mais sans principe de réalité. Le biberon, sans que l’on dise la sphère de la production. C’est un endoctrinement, et nous y sommes tous passés. Nous sommes foncièrement des
nostalgiques de notre enfance – rêve de parasitisme bourgeois. Nous sommes, nous des travailleurs et des fils de travailleurs, les meilleurs agents de propagande du capitalisme. Tu saisis la
perfection paradoxale de la chose ?
- Ouais, je sais pas…
Dans son landau, le bébé remue ciel et terre en poussant des sons de désespoir.
- En fait tu dois avoir raison, tempère mon pote. Mais pourquoi l’endoctrinement que je fais à mon gamin passe comme une lettre à
la poste ? Je veux dire : je le fais. J’aurais dû m’en rendre compte.
- C’est un endoctrinement non-dit. Tout le politique capitaliste – quand je dis politique je parle des relations entre les hommes
– est non-dit. C’est le génie de l’intersubjectif.
- Peton-peton c’est une crapule, acquiesce mon pote.
- La pire !
- La pire. Ouais, à la fois, je m’en doutais. Il arrête pas de me réveiller la nuit, alors que je me lève à cinq heures du
mat.
- Un vrai petit con arrogant bourgeois !
- Je te le fais pas dire !
Mon pote se décide à prendre le bébé dans ses bras, ce bébé qui me fusille d’un regard noir.
- Je vais changer la couche de peton-peton. Tu sais, je vais réfléchir à un moyen de traduire l’ordre du travail.
- Si tu fais ça, tu vas élever le premier bébé révolutionnaire de France.
- C’est vrai. J’ai de grands projets, pour lui.
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