Blog d'un jeune écrivain... en direct depuis les tréfonds de la praxis. Ma vie matérialiste, ma cigarette électronique, du marxisme-léninisme et tous mes malheurs d'auteur publié.
Dans un grand éclair de lucidité, mon éditeur lance :
- C'est étrange, beaucoup de romans contemporains ont un rapport avec la musique.
Moi, prosaïque :
- C'est normal. Deux occupations de surplus démographique. Tout se rejoint.
- Deux occupations de QUOI ?
- De surplus démographique.
- Mais c'est immonde, de dire des choses pareilles !
Là, je décille et le regarde.
Nous sommes en train de cuire à la terrasse d'un café germanopratin fort bien fréquenté.
Tout le monde s'est retourné sur nous. Ou plutôt sur moi, qui ose visiblement « dire des choses pareilles ».
Le public attend une explication.
J'allume une cigarette.
- Bah ! Pas de quoi en déféquer une kilotonne de raisins espagnols. La littérature, c'est une occupation de surplus démographique. La musique aussi. Et alors ?
- C'est dégueulasse, de dire que des gens sont des surplus démographiques !
Mon éditeur est outré, le pauvre.
- C'est pas dégueulasse, c'est un constat. Les rapports de production, tels qu'ils sont organisés actuellement, engendrent forcément un surplus démographique. Faut bien l'occuper, ce con de surplus, sinon il est capable de déclencher une révolution.
- Alors t'es un surplus démographique ?
- Ben bien sûr, sinon je ne serais pas auteur. Toi aussi t'es un surplus démographique, puisque tu travailles dans l'édition.
- Mais non !
- Mais si, sauf que tu prends l'expression comme un jugement de valeur. C'est pas méchant, de dire « un surplus démographique ». C'est une analyse marxiste sur une couche de la population. Je t'assure, faut pas le prendre mal.
- Tu m'assures que je suis un surplus démographique, mais je dois pas le prendre mal ?
- Arrête d'insinuer du jugement de valeur là-dedans, putain. Si t'étais pas un surplus démographique, je sais pas... tu travaillerais dans l'industrie métallurgique. Ou dans une boulangerie.
- T'as une haute estime de ton travail d'écrivain, dis donc !
- Encore une fois, tu glisses un jugement de valeur. Il n'est pas question d'estime, mais de constat. Ça va faire la deuxième fois que je le répète...
- Mais toi, tu travailles aussi comme coursier.
- Vaut mieux, sinon je serais mort de faim depuis longtemps.
- Alors t'es pas vraiment un surplus démographique.
- Un peu quand même, puisque j'écris. J'occupe la place de l'artiste. Je suis là pour être cynique et nommer la crise.
S'en suit un grand silence.
Je précise que tout le public germanopratin à la terrasse a oublié notre dialogue pseudo-platonicien, dès l'instant où, dans la rue, s'est déroulée une altercation entre le conducteur d'une Smart et une cycliste.
- Tu es là pour être cynique et pour nommer la crise, articule mon éditeur en plissant des yeux dubitatifs.
- Eh ouais. Tout artiste est un cynique qui vient décrire la crise dans son œuvre, constater que les choses ne vont pas comme elles pourraient beaucoup mieux aller, et... point à la ligne. Sauf que, comme je suis communiste, mon cas est un peu moins grave que celui des autres artistes non communistes.
- Stoni, tu m'effraies, parfois.
- Ouais, l'hyperréalisme radical ça laisse beaucoup de mecs pantois. T'en fais pas. Et puis t'es pas obligé d'être d'accord avec ce que je pense.
- Je connais des marxistes qui ne tiennent pas du tout le même discours que toi. Surtout sur la littérature.
- Oh ? Tant mieux pour eux, ma foi.
- Je n'ai jamais entendu ces marxistes-là parler de « surplus démographique ». Alors, on en fait quoi, de tout ce surplus ? On le zigouille ?
- Woula ! Non. On change l'organisation des rapports de production, de façon à ce qu'ils ne génèrent pas de surplus démographique.
- C'est-à-dire ?
- On passe au socialisme, bordel de merde.
- C'est très poétique, de penser comme tu le fais.
- Mais l'humour et la poésie sont surdéterminants. Toi, tu appliques un système de jugement de valeur sur un matérialisme dialectique. Forcément, tu ne comprends pas. Forcément, t'en arrives à croire qu'il faut zigouiller le surplus démographique. Tu es dans une dynamique de justice immanente, de vengeance, de liberté et d'amour. Tu patines dans la semoule de l'intersubjectif. Tu chies dans la colle idéaliste.
- Si tu sors ces conneries pendant les interviews avec les journalistes, je te tue.
- T'inquiète. Je voudrais pas que t'aies mon meurtre sur la conscience.
Quand on parle du loup, il sort des bois. Un autre surplus démographique en puissance passe devant la terrasse, à cet instant : mon ancien éditeur. Logique, il travaille dans le quartier.
Son cri résonne contre les enceintes de la Sorbonne :
- Stoniiiiii !
Imaginez-vous un peu mon blase se répercuter contre les vénérables murs de pierre cernant le tabernacle de la Pensée Française.
Grandes retrouvailles. Embarras mal dissimulé de mon actuel éditeur. Comportement bizarre habituel de l'ancien. Tous les deux se jaugent d'un œil jaloux, cette ridicule jalousie dont je suis le si misérable enjeu.
Ils se sont, fut un temps, disputé les restes de mon cadavre...
Mon ancien éditeur s'intéresse finalement à ma pomme :
- Ma pauvre petite poule. J'espère qu'on te traite bien, chez ton nouvel éditeur ?
- Mais oui, ne t'en fais pas. Et toi, comment vas-tu ?
- Ma copine m'a quitté. C'est l'horreur.
Mon actuel éditeur refoule un soupir méprisant.
Pendant une heure, mon ancien éditeur détaille le chemin de croix de sa séparation amoureuse. En fait, c'est elle qui l'a quitté, mais c'était un peu de sa faute à lui. Enfin, non, tout compte fait, c'était pas du tout de sa faute à lui.... etc.
- Les gens croient que je suis insensible à l'amour, comme je change souvent de copine, et qu'elles sont toutes si... Enfin. Mais non. Celle-là, j'y tenais vraiment.
- Tu t'en remettras.
- Je ne sais pas. J'ai besoin de m'éloigner de Paris, tous ces Parisiens me dépriment, tout le monde se moque de moi. Non je te jure c'est vrai, ma poule. Je peux venir chez toi, la semaine prochaine ?
- Non.
Mon ancien éditeur bat des cils.
- Non non ?
- Non, je me casse à la campagne chez un pote. Désolé. Mais tu vas aller mieux, j'en suis sûr...
- Bon...
Le dos voûté, il prend congé de nos présences si peu consolantes. Inutile de décrire le grand soulagement de mon actuel éditeur.
Ne lui laissant pas le temps de placer son petit commentaire contempteur, je me tourne vers lui et assène :
- Ah oui, et outre le fait qu'il soit un magnifique exemple de surplus démographique – c'est ce que tu allais dire, n'est-ce pas – voici la parfaite illustration que l'amour est une saleté d'aliénation offensant tout hyperréaliste radical normalement constitué, et que l'amour est, avant tout, l'alibi du crime. L'alibi de tous les crimes.
- L'amour ? Quoi ? L'alibi du crime ?
- Oui, la formule n'est pas de moi, mais c'est vrai. Aniki repart la semaine prochaine, pendant quatre jours et quatre nuits. Je sais de quoi je parle.
- Pauvre Stoni.