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J'ai regardé un documentaire sur l'école orthogénique de Bruno Bettelheim. Tourné dans les années soixante-dix, ce film montre le quotidien du centre destiné aux enfants souffrant de troubles et maladies mentaux, fondé par Bettelheim.
Plusieurs fois, Bettelheim est interrogé par le réalisateur du documentaire.
A un moment, celui-ci lui fait remarquer que les enfants sont très attachés à leur vie privée. Ils cohabitent à plusieurs dans des chambres, mais ont chacun leur propre lit. Les éducateurs et les autres enfants ont interdiction de ranger leurs affaires, de les toucher, de s'asseoir sur leur lit, sans leur autorisation. Cette règle importe beaucoup aux enfants, qui ne manquent pas de la rappeler à quiconque ose l'outrepasser. Le documentariste est très étonné par ce trait de caractère, qu'il pense être une spécificité des enfants en souffrance. Bettelheim lui répond que l'importance de la vie privée, de son intimité, tient à coeur à tout le monde, même aux adultes. Personne n'a envie que n'importe qui vienne s'asseoir sur son lit. Il rappelle que, dans notre quotidien fait de fugaces bonheurs et de dures épreuves, la vie privée, l'intimité, le petit monde à soi est notre seul rempart constant et tangible.
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Quand j'ai regardé ce passage, j'ai tout de suite pensé à mon intimité, et surtout à mon univers à moi. Pour un romancier, cet univers est ce qui nourrit ses oeuvres. Depuis que je suis publié, ma relation avec ce continent fictif a changé.
Je ne dirais pas qu'elle a changé en mieux, ou en moins bien. Il n'est pas question de juger ce que je ressens.
Mais cela a changé.
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Comme probablement nombre d'auteurs, comme tous les auteurs, je dévoile beaucoup de mon univers dans mes romans.
Avant la publication, je me rendais volontiers dans ce monde, la nuit, avant de m'endormir. Je fabriquais mes histoires, en répétais certaines que je m'étais déjà raconté des milliers de fois. C'était un vrai plaisir.
Aujourd'hui, je ne suis plus aussi heureux dans ce monde, parce qu'il est souillé par ce que j'en ai fait. Je n'ai plus la primeur, l'exclusivité, le secret, de ces histoires ni le plaisir que je trouvais à les rejoindre, le soir venu.
Peut-être que cela est passager. Mon dernier roman m'a procuré beaucoup de problèmes. Il serait trop long de les énumérer ici. Je n'ai pas vécu des choses très positives avec ce bouquin, qui a pourtant eu son lectorat et qui, contrairement à ce que je craignais, n'a pas été un bide. Il a malgré tout suscité de la haine, vraiment de la haine, envers ce qu'il représentait, et en dommage collatéral, un peu envers moi.
J'aime toujours ce livre et j'ai pris un immense plaisir à l'écrire. Je l'ai rédigé dans les meilleures conditions qui soient. Mais je n'ai pas pu le feuilleter durant un long moment, en raison de toute la haine qu'il a inspirée. Aujourd'hui encore je suis mal à l'aise lorsque je le vois.
C'est dur à expliquer.
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Depuis, j'ai le sentiment que la haine a contaminé mon univers. Et c'est stupide de ma part, car mon univers romanesque, personnel, intime, laisse une grand part à la colère, à la violence. Je ne sais pas trop pourquoi je me sens ainsi souillé par la haine des autres.
Je n'arrive plus à me complaire dans mon imaginaire. Le soir avant de m'endormir, je suis obligé de me concentrer sur de simples sentiments imaginaires, des mises en scène rudimentaires, des instantanés, car toute idée de narration me renvoie à des souvenirs négatifs.
Vous savez, je me sens comme si j'avais pris un haut parleur et hurlé parmi le monde : " venez vous couchez avec moi dans mon lit ". Comme si je n'avais pas respecté ma propre intimité. Comme si je n'étais pas capable, au contraire des enfants soignés par Bettelheim, d'empêcher autrui de toucher mes affaires, mon lit, mes jouets.
Je me sens comme une insulte au bon sens de Bettelheim. Quand il dit " personne n'a envie qu'on vienne s'asseoir sur son lit " ... Je me sens risible, mi-putassier, mi-monstrueux.
Comme si j'avais bradé quelque chose de précieux.
J'aimerais avoir l'avis d'autres auteurs là-dessus. Je me demande si d'autres ont pu ressentir ça.
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