Stoni allant à la
bibliothèque municipale
Un jour, Aniki (mon mec) m'a dit :
- On a trop de livres.
J'étais alors en train de plancher sur un énième bouquin sur une énième thématique, cerné par des piles de volumes, le
stylo à la main, le dictionnaire sous le coude.
Je le dévisageai et répliquai :
- Comment ça, on a trop de livres ?
- On a plus de places pour les ranger.
- Mais non, voyons.
- J'en ai trouvé derrière le frigo.
- C'était un accident.
- On peut plus ouvrir les fenêtres, à cause des livres.
Je jetai un coup d'oeil interloqué aux rebords des fenêtres reconvertis en étagères de fortune.
- Mais si on peut ouvrir les fenêtres, il suffit de pousser les livres, puis de les replacer.
- Stoni, j'ai quelque chose à t'annoncer.
Il se suçota les dents, baissa les yeux, détourna le visage, puis enfin, cracha le morceau.
- Je crois qu'on... que... que tu devrais prendre un abonnement à la bibliothèque.
- Impossible !
- Mais il le faut !
- Je ne fréquente pas les bibliothèques.
Oui, je sais reconnaître mes erreurs, tel Stephen Hawking
admettant qu'il s'était planté sur les trous noirs.
Oui, j'avoue, j'ai eu autrefois le mépris altier du bibliophile envers les bibliothèques municipales.
Pour échapper à l'ultimatum que me posa Aniki ("c'est moi ou la bibliothèque"), je fis le tri dans mes bouquins et en
expulsai une certaine partie chez Gibert Joseph. Cette cure d'amaigrissement ne porta guère ses fruits. Nos rebords de fenêtres étaient toujours encombrés.
L'ombre de la bibliothèque municipale revint planer sur notre foyer.
J'eus une expérience traumatisante des bibliothèques.
Quand j'étais adolescent, je fréquentai une bibliothèque municipale immonde. D'un point de vue architectural, ou
technologique, rien à redire. Mais, l'aspect humain ! Jamais je n'ai côtoyé de gens aussi méprisants et sinistres que ces bibliothécaires. Les gugusses tiraient une gueule de dessous de pied
vingt-quatre vingt-quatre. Quand un malheureux abonné se présentait à eux pour emprunter des documents, une sorte d'épreuve éliminatoire s'instaurait. Les bibliothécaires inspectaient tous les
documents, puis faisaient des commentaires.
- Anna Gavalda ? Mouais...
- Encore un film de Clint Eastwood ? Pff...
Non mais, je vous jure, c'est vrai. Putain mais de quoi ils se mêlaient, ces types-là ? Pour qui ils se
prenaient ? Moi, j'étais outré. Enfin, merde, qu'est-ce que les gens empruntent dans les bibliothèques, sinon des livres d'Anna Gavalda et des films d'Eastwood ? Je ne comprenais pas leur mépris,
comme si les bibliothécaires s'étaient attendus à autre chose. Quelle arrogance !
Les abonnés redoutaient le moment de l'emprunt. Je vis des mères de famille trembler dans la file d'attente
!
Quant à moi, quand je me pointais avec des bouquins de Villon et de Proust, les mecs me reluquaient d'un oeil méchant
puis marmonnaient des sons de gorge bizarroïdes. Je suppose que c'était aussi une forme de mépris, je ne sais pas.
Ces atroces souvenirs ne m'engageaient pas à reprendre un abonnement dans toute bibliothèque qui soit.
Aniki me répondit qu'il avait déjà fréquenté la bibliothèque de notre ville et qu'il n'en gardait pas une si triste
mémoire.
- Là où tu allais quand tu étais jeune, Stoni, c'était spécial. Je t'assure qu'ici, c'est différent. Tu
verras.
- Mais j'aime bien gribouiller mes livres. Et les abimer, aussi.
Oui, j'entretiens un rapport étrange avec les livres. Je les use, je les "fais vivre". Je les traîne avec moi un peu
partout, au fond de mes poches ou dans mes sacoches. Je les tords, je les feuillette à la hâte, je les déchire parfois.
J'aime bien ça.
- Eh bien, maintenant, tu vas cesser d'abimer tes livres.
- Mais je dois avoir tous mes livres sous la main ! Comment je fais, moi, si j'ai besoin de vérifier un truc dans un
livre que j'ai emprunté six mois plus tôt à la bibliothèque ? Hein ? Comment je fais ?
- Tu le réempruntes une seconde fois.
- Mais si j'ai besoin de l'information tout de suite ?
- Tu patienteras. Ecoute, allons faire un petit tour à la bibliothèque, tu verras bien s'il y a des choses qui
t'intéressent.
- Je suis sûr qu'ils ont rien pour moi ! Je lis des livres trop spécifiques ! Et l'Etat contrôle leurs fonds, je parie
qu'ils n'ont aucun bouquin marxiste vraiment intéressant.
Nous allâmes donc à la bibliothèque.
Je gardai une certaine distance avec les rayonnages. De loin, je jaugeai les tranches des bouquins
d'histoire.
- Mouais... Bof... Que des trucs de Max Gallo.
- Mais non, regarde, ils ont un livre de Vovelle.
Je fis semblant de ne pas avoir entendu. Aniki me tira vers les ordinateurs de recherche. Je poussai un grognement
las.
- Mais ils ont rien, rentrons à la maison...
- Combien tu dépenses, par mois, en livres ?
- Pas autant que je le voudrais...
- Eh bien, regarde ! Le dernier livre que tu as acheté. Ils l'ont !
Il venait de faire la recherche. Je vis le résultat s'incrire sur l'écran.
Dans les minutes qui suivirent, Aniki s'amusa à chercher des livres de Lénine, de Mao... Je finis par accepter la
vérité.
- D'accord, leurs fonds ne sont pas totalement contrôlés par l'Etat.
- T'as de ces réflexes de gauchiste, parfois.
- Mmh.
- Ils ont même les romans que tu as écrits...
- C'est normal ! Je suis pas un écrivain au rabais !
- Bon, tu le prends cet abonnement, bordel ?
Je cédai.
Pour m'abonner, nous nous confrontâmes aux bibliothécaires. Rien à voir avec les fantômes contempteurs de ma jeunesse.
J'ai rarement rencontré des travailleurs aussi serviables et courtois.
D'abord, j'accompagnai Aniki. Il emprunta quelques bouquins, je les feuilletai à la maison, l'air dégagé, la lèvre
boudeuse.
Puis, je fis mes propres recherches et dus convenir que la bibliothèque regorgeait de bons titres. Des livres épuisés
que je n'avais jamais trouvés en occasion.
Pire encore, je finis par trouver un certain plaisir à me rendre à la bibliothèque. Le calme, les tables de travail, le
chauffage en hiver (chez moi les radiateurs sont en grève)...
J'y revins. Seul.
J'y passe un après-midi par semaine au minimum, désormais.
Certains jours, je reste jusqu'à la fermeture. Je regarde les employés baisser les rideaux, passer dans les rayons,
ramasser les bouquins qui traînent sur les tables.
Bien au chaud au fond de mon fauteuil, je renâcle à enfiler mon manteau. Mesdames, messieurs, la bibliothèque va
fermer. Ce petit ballet de clôture de journée, je le savoure et le regrette à la fois. J'aime ce rituel, car j'aime les choses qui se répètent et qui ne changent pas, mais je suis triste de
devoir partir. Je ne sors jamais parmi les derniers, je ne veux pas voir les couloirs vides. Je sors avec le gros des lecteurs. Dehors, je détache les antivols de mon vélo. Et je rentre chez
moi.
Ainsi, tel Stephen Hawking avec les trous noirs, je sais reconnaître mes erreurs.
Hélas, la différence, c'est que Stephen Hawking, personne ne comprend rien quand il cause trous noirs – erreur ou pas.
Du coup, c'est moins grave lorsqu'il se plante. Quant à moi, tout le monde sera bien obligé de constater à quel point j'ai été idiot, par le passé. Mais, que voulez-vous ! Ainsi suis-je fait
!
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