- Ce que j'adore chez toi, Stoni, c'est ta mordante, vigilante et exacerbée haine de classe.
Quand j'entends mon pote prétendre cela, je m'écrie :
- NON ! J'ai pas de haine de classe, moi ! Chuis pas haineux, là !
- Bien sûr que si, voyons.
Mon pote a raison.
La haine de classe est un sentiment absolument normal, dialectique, matérialiste, historique et tout ce que vous voulez.
Le truc, c'est de ne pas l'ériger en système de pensée.
Exemple typique de manifestation de haine de classe.
Vous êtes au taf, et par hasard, vous croisez vos chefs. Des grands pontes (d'Avignon) en costume, cravate et mocassins qui coûtent vachement cher. Ils ne remarquent pas même votre existence, et c'est tant mieux. En fait, ils visitent la cuisine de l'entreprise.
La cuisine est dégueulasse. Comme le reste, d'ailleurs. Je ne vous décris même pas l'état des chiottes. Une aventure extérieure dans l'horreur, avec force poils pubiens, taches d'urines et traînées de merdes au fond de la cuvette.
Vous, vous vous ne prenez jamais un café dans la cuisine. Vous imaginez (avec réticence) la population bactériologique qui pullule dans la cafetière. En fait, les microbes ont même bâti une civilisation, là-dedans. Le terrain est si propice que leur civilisation en est à l'aube d'inventer l'arme nucléaire.
Vous êtes passé dans la cuisine histoire de vous laver les mains (vous évitez le lavabo des chiottes).
Les grands pontes vous lâchent un bonjour indifférent. Vous guignez leurs tasses de café et leurs clopes. Vous, vous n'avez pas le droit de fumer dans les locaux, évidemment.
HAINE DE CLASSE.
Puis, guignant leurs tasses de café, vous comprenez qu'ils se sont servis de la cafetière-arme-bactériologique. Vous refoulez un air méprisant.
- Beurk, pensez-vous en votre for intérieur. Ils sont crades, ces mecs-là. Putain, je pensais que les bourges faisaient au moins l'effort d'être propres. Ben non. Ils voient pas qu'elle est immonde, cette cuisine ?
La haine de classe culmine à son paroxysme quand vous enchainez mentalement :
- Moi, MES PARENTS ils étaient pauvres, mais toujours ON A ETE PROPRES. Ouais. Sales bourges. Nous les pauvres on est propres. Ma parole, si vous tolérez de boire un truc aussi sale, c'est que chez vous, ça doit être le même topo. Normal, vous payez quelqu'un pour vous faire le ménage, et comme vous en avez rien à en foutre, la bonne se gêne pas pour bâcler le travail. Bien fait. CHEZ MOI, ON ETAIT PAUVRES, OUAIS, MAIS ON AURAIT PU MANGER PAR TERRE, PUTAIN.
Ensuite, vous réalisez que ces grands pontes sont responsables de l'état déplorable et de la cuisine, et des chiottes, et de l'entreprise en général.
HAINE DE CLASSE.
- Aucun respect pour vos salariés, bande d'enfoirés. Ma parole, SI J'ETAIS CHEF D'ENTREPRISE, je me sentirais OBLIGE de fournir à mes employés UN MINIMUM DE PROPRETE. Que vous soyez sales, entre vous les bourges, je m'en tamponne le coquillard. Mais du moment que vous embauchez quelqu'un, faites un effort, putain de votre mère.
Tout cela est méchamment pensé tandis que vous vous lavez les mains et qu'un des grands pontes a la fantaisie de s'intéresser à votre petite personne rémunérée à peine plus que le SMIC (et encore, on vous a augmenté parce que vous avez menacé de démissionner).
- Dites jeune homme, c'est vous qui êtes romancier ?
Alors là, la haine de classe explose.
Vous vous retournez sur le grand ponte humaniste avec, dans le regard, toute la méfiance que votre classe laborieuse a entretenue depuis l'instauration de l'exploitation de l'homme par l'homme.
C'est-à-dire depuis un bail.
- Oué... murmurez-vous, aux aguets.
Mais votre œil tient, lui, un tout autre discours : Comment ça espèce de sale bourge inculte tu oses me parler littérature ? Toi qui lis Max Gallo et qui crois faire de l'histoire ? Allez, viens, on va parler littérature. Je vais te carrer du Pasolini entre deux virages de ton intestin grêle, tu vas adorer.
Sauf que le grand ponte ne lit que dalle, dans votre œil pourtant enflammé.
- Vous avez réussi à faire éditer votre roman ?
CATACLYSME DE HAINE DE CLASSE.
Comme si vous étiez un pauvre petit ouvrier de merde qui, foudroyé par la folie des grandeurs, en était encore à implorer le fabuleux monde de l'édition parisienne de lire son roman de merde.
Dans votre cervelle, c'est la Tempête de Shakespeare (« que t'as même jamais lue, connard ! »). COMMENT ÇA EST-CE QUE J'AI REUSSI A FAIRE EDITER MON ROMAN ? RACLURE DE TOILETTE, SACHE QUE TOUS LES PLUS GRANDS EDITEURS DE LA PLACE DE PARIS ME LECHENT LE CUL POUR QUE J'AILLE SIGNER CHEZ EUX ! OUAIS ! PARFAITEMENT ! CHUIS UN ANCIEN, J'EN SUIS PLUS A ENVOYER MES MANUSCRITS PAR LA POSTE, GROS MALPROPRE !
Sauf que, n'ayant pas envie de raconter votre vie à ce mec-là, vous vous contentez de répondre :
- Ben oui, en fait.
- Oh, félicitations !
Les autres grands pontes vous accordent un sourire condescendant.
LA HAINE DE CLASSE TE TUE, A CE MOMENT LA.
- Vous écrivez quel genre de livre ?
DES LIVRES QUI TE TROUERAIENT LE CUL, MON GARS.
- Bah. Y'a pas vraiment de genre.
- C'est à compte d'auteur ?
LA HAINE DE CLASSE TE FAIT CARREMENT MAL AU VENTRE.
Ça te fait si mal au ventre que, sur ta figure, ton orgueil et ton indignation leur sont déchiffrables. Les grands pontes s'assombrissent.
- Non ! vous exclamez-vous en forçant un sourire aussi condescendant que le leur. Non, c'est à compte d'éditeur. Je vous souhaite une bonne journée, messieurs.
Quand vous vous extirpez de la cuisine, les grands pontes reprennent leur discussion de grands pontes.
Ils parlent d'une pièce de théâtre qu'ils sont allés voir avec leurs femmes. Un truc débile avec un acteur connu, dans un théâtre pour riches sans aucun intérêt (mais que vos impôts subventionnent).
Mépris. HAINE DE CLASSE.
Bon. J'ai déjà dit que la haine de classe est un sentiment que toute personne lambda va expérimenter couramment dans sa vie (voire même plusieurs fois par jour).
Sauf que la haine, c'est chiant, et que ce n'est pas surdéterminant – au contraire de l'humour et de la poésie.
Restons d'un hyperréalisme radical radical.