J'ai un drôle de rapport au travail.
Déjà, dans ma vie, il y a deux sortes de travail. Mon travail salarié, alimentaire, et mon travail d'écrivain. J'emploie le même verbe et le même terme pour les deux : je travaille, hier j'ai bien travaillé, je dois aller au travail... Il n'y a que Aniki-ma-tendre-moitié qui me comprenne. La plupart des gens de mon entourage ne tardent pas à s'emmêler les pinceaux. J'essaie d'y penser et de bien préciser de quel travail je parle, quand je suis avec des potes.
Je travaille, donc.
A livrer des plis et à (essayer d') écrire des livres.
Je suis rentré très tôt dans la vie active (18 ans), et j'ai commencé tout aussi tôt à écrire. J'ai toujours travaillé.
Je crois que j'aime travailler.
Une chose est sûre : quand je ne travaille pas, je suis malheureux.
Là, je pense surtout à mon travail d'écriture. Mais aussi à mon travail alimentaire. Celui-ci donne de la cohérence à mes journées et m'aide à me structurer, mentalement parlant. J'ai besoin de sortir, au petit matin, de voir des gens normaux, qui n'ont rien à voir avec la littérature, de bouger, de faire quelque chose de simple, d'utile, de machinal, et qui, principalement, ne me demande aucune capacité intellectuelle... Un robot pourrait faire ce job. Et ça, j'adore.
Bien sûr, je suis heureux d'être en congés, quand je le suis. Mais j'aime bien mon petit boulot. J'aurais du mal à vivre sans.
J'ai l'impression de travailler beaucoup. Et, à la fois, de ne pas travailler assez.
Pour mon travail d'écriture, je ne compte pas mes heures – bien que je sois très régulier dans mes horaires. Je ne suis pas le genre de mec qui va se mettre à écrire à trois heures du matin. Non, je bosse l'après-midi, ou le matin, et voilà tout. Des fois, je relis ce que j'ai fait le soir venu, pendant une heure ou deux. J'écris également le week-end.
Aniki me dit que je devrais me garder un jour ou deux de repos par semaine.
Le problème, c'est que quand je n'écris pas (entre deux romans), j'en ai des paquets à disposition, des jours de repos. Et ça me fait culpabiliser, et du coup je me sens obligé de travailler le week-end, lorsque je planche sur un roman.
Car oui, camarade lecteur, tu ne sais peut-être pas à quel point est horrible cette perfide période qui s'écoule entre deux romans... Quand tu n'as pas encore assez d'idées pour te lancer dans quelque chose... Quand tu crois les avoir, mais que ça ne marche pas et que les faux départs se multiplient... Quand tu n'as aucune idée du tout...
Alors, quand « j'écris », quand je suis dans un roman, je bosse toute la semaine. J'en profite. Je l'explique à Aniki.
- C'est faux, me répond-il, même entre deux romans, tu travailles aussi.
Je suis scandalisé.
- NON C'EST PAS VRAI !
- Si. Tu lis, tu prends des notes, tu dissèques tes machins communistes, là...
- Mais c'est pas travailler pour de vrai !
Là-dessus, il brandit les cahiers remplis des résumés de tous les bouquins sérieux qui ont le malheur de croiser mon chemin (des résumés qui peuvent faire de une à vingt pages, ça dépend de l'intérêt que je porte audit bouquin).
- Et ça alors ? Je suis sûr que si tu te présentais en candidat libre pour décrocher un CAPES d'histoire, tu l'aurais tout de suite...
- N'importe quoi ! Travailler pour de vrai, c'est écrire. Ça, c'est du loisir.
La semaine dernière, j'étais malade (grippe) et j'ai commencé à me plaindre.
- Je peux pas travailler... Pourquoi... Faut que je lise tel livre... Et j'avais commencé à travailler sur un roman, j'avais un bon début, je...
J'ai pris sur moi et j'ai continué à me rendre à mon travail salarié. Mais, le reste de la journée, je comatais. J'ai tout de même saisi mes bouquins, mon cahier de notes, un stylo...
- Mais tu vas te reposer, bordel de merde ? (Aniki, véner)
- Je dois finir ce livre...
On s'est engueulés.
Je me suis endormi sur mon livre (Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine, que je lis pour la sixième fois je pense).
- Si tu te reposes pas, tu vas mettre vachement plus de temps à guérir. Déjà, tu aurais dû te faire arrêter.
- Me faire arrêter ?
- Oui, te mettre en congés maladie. Ça t'a crevé d'aller bosser.
- Jamais de la vie !
Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette véhémence ? Je ne sais pas. Ça m'est sorti de la bouche, comme ça, ça m'est sorti du cœur.
- Toi qui es communiste, tu te rends compte que tu te comportes comme un bon petit soldat du capital ? C'est quoi cette façon de faire ? Je suis malade mais je ne me fais pas arrêter, je ne profite pas des acquis sociaux durement arrachés par mes ancêtres ouvriers ?
- Mais j'ai besoin d'aller bosser, ça me donne confiance en moi...
- Même chose pour ton travail intellectuel ! Tu dois te calmer. Tu n'agis pas dans l'intérêt de la lutte des classes ! Le communisme, c'est chacun selon ses capacités.
- Non, un communiste ça travaille.
- Quelle pitoyable morale judéo-chrétienne à deux francs... On t'a bien acculturé...
- Stakhanov ! Ha ha ! Stakhanov ! Je suis simplement stakhanoviste, c'est tout !
- Stakhanov ? Cette escroquerie inventée par l'URSS pour culpabiliser les pauvres travailleurs et les faire bosser comme des chiens ?
- JE T'INTERDIS DE PARLER DE L'URSS DE LA SORTE !
Et puis, je sais pas.
Je me sens honteux car je ne suis pas un vrai stakhanoviste.
Parce que, des fois, je fous rien.
Ça m'arrive. Un week-end où je regarde du sport, plutôt que de travailler. Et même, des fois, la semaine. Je sais que je suis vidé. Et je vais voir des potes, ou je mate un film.
Le problème, c'est que je n'arriverai jamais à quantifier le travail que je fais – écrire. Alors que je suis quelqu'un qui a besoin de quantités. De statistiques, de chiffres, de faits, du concret.
Ma foi.
Un jour, peut-être, je comprendrai mieux ce genre de choses.