Dans la fabuleuse cosmogonie politico-mondaine de la littérature, nous trouvons : l'auteur.
Son nom est inconnu du grand public, mais, parce qu'il jouit d'une bonne réputation critique, et d'une bonne réputation dans le milieu, il est convaincu de sa grande importance dans la République des lettres. Son tirage est honnête, désormais (aux alentours de cinq mille exemplaires). S'il franchit les dix mille, il devient un cador.
Je le côtoie rarement chez mes éditeurs, où l'on ne croise quasiment personne d'autre que les salariés.
L'auteur, le confrère, on le rencontre plutôt dans les salons littéraires. Au café où tout le monde va boire un coup, en marge des festivités culturelles.
Moi, au début, je pensais que l'auteur était quelqu'un comme tout le monde. A la différence près qu'il écrivait des livres.
Ce n'est pas tout à fait ça. L'auteur, bien souvent, est pénible.
Il a entre quarante et soixante ans. Ce qui lui a laissé le temps d'asseoir sa petite notoriété. J'écris « petite » notoriété sans médisance, car, il faut bien se le rappeler : citez le nom de l'auteur à vos amis, personne ne le connaîtra. De même pour mon nom à moi, d'ailleurs.
L'auteur est un incompris. L'éditeur ne le comprend pas, la critique ne le comprend pas, le lectorat ne le comprend pas, sa mère ne l'a pas compris, les femmes ne le comprennent pas, la société ne le comprend pas.
Lui, ce qu'il a compris, c'est son œuvre.
Il peut disserter sur la portée symbolique de son dernier bouquin pendant trois heures. Voire trois jours. L'auteur s'est construit une voie. Il a un cheminement thématique, que le lecteur devrait pouvoir analyser, s'il a bien lu tous ses livres. Si le lecteur ne l'a pas analysé, c'est que le lecteur est un con.
L'auteur est un homme bien seul.
Il aime parler des femmes, bien qu'il n'ait pas fait tant de conquêtes. L'auteur adore les femmes. Qui ne le comprennent pas. Dans ses romans, il expose la difficulté intrinsèque à l'hétérosexualité moderne en pays capitaliste – grosso merdo, comprenez qu'il n'arrive pas à niquer autant qu'il le voudrait – sans avoir l'impression de rabâcher du Houellebecq pour la millionième fois. C'est son sujet de prédilection, y compris à l'oral. Quand il cerne ma moue dubitative, l'auteur réplique :
- Mais toi, tu es un opportuniste sexuel dans notre société. Tu ne peux pas imaginer le ghetto érotique dans lequel l'hétérosexuel mâle a été placé, depuis l'émancipation des femmes.
L'auteur sait que j'aime les hommes.
L'auteur croit provoquer. C'est assez lassant.
Il est obnubilé par le sexe, qu'il ne pratique pas. Il s'oublie, parfois, et évoque :
- Ah, en 1968, qu'est-ce que j'ai pu baiser !
Ses confrères ricanent avec complaisance, vous, vous avez envie de lui demander si l'occasion ne s'est donc jamais représentée, dans une laps de quarante ans.
Quand je suis seul face à lui, et que je lui laisse entendre que sa fascination pour les femmes ne me captive pas vraiment, il tranche :
- Bien sûr, toi, tu es bien intégré. Sexuellement parlant. Tu ne peux pas comprendre ma misère.
Car l'auteur est un misérable.
A longueur de journée, il se plaint qu'il ne « vit pas de son œuvre ». Il vitupère contres les éditeurs, ces salauds qui ne le paient pas assez. Il vitupère contre les femmes, qui elles, gagnent mieux leur vie. Pas contre les femmes auteurs. Contre les femmes en général.
J'essaie de glisser une connerie, pour le détendre. L'auteur fait les gros yeux. Il ne plaisante pas.
L'auteur est un homme sérieux.
Ses romans sont sérieux. Son œuvre est sérieuse. Son avis est sérieux. Son opinion est sérieuse. Ses lectures sont sérieuses. Il est au service de l'art.
Il sait ce qu'est la littérature. Il sait ce qu'est un auteur. A ce sujet, il entretient des dogmes et des préceptes. Qu'il distribue à tire-larigot, et surtout dans ses entretiens pour la presse. Tant de certitudes me laissent toujours confondu. Mais la lecture de ses interviews a un avantage : j'y repère tout ce qu'il ne faut pas répondre pendant les miennes. J'identifie l'image que je ne veux surtout pas donner. Je dois l'en remercier.
Lui, il n'accepte pas ma reconnaissance. Il lit mes entretiens et n'oublie pas de me chapitrer.
- Quand on te pose la question : qu'est-ce qu'un écrivain, tu ne peux pas répondre : quelqu'un qui raconte des histoires ! En tant qu'artiste, tu es investi d'une mission. Tu écris parce que tu veux t'émanciper de la souffrance de...
- Je sublime une souffrance, et alors ? Qui ne le fait pas ?
- Ce n'est pas ce que je disais ! Un auteur doit souffrir, doit encaisser les coups durs – d'ailleurs je te trouve d'un naturel trop joyeux pour la vocation – et ta mission est d'éclairer la société sur ton ressenti en tant que marginal !
- Marginal ?
- Oui !
L'auteur se sent marginal.
Il a pourtant, très souvent, un cursus universitaire poussé, aime les mondanités, exige la gratitude envers son travail, ne crache certainement pas sur le pognon et rêve d'être édité chez un mastodonte de la littérature française.
L'auteur n'est jamais avare de conseils, même s'il juge votre production romanesque « pas trop mal mais inintéressante ». Il vous reproche principalement de ne pas explorer les mêmes thématiques que lui, de ne pas écrire avec son style à lui, de ne pas avoir lu ses livres, de ne pas avoir compris le grand message sociétal qu'il offre, dans un sacrifice magnifiquement chrétien, à une société qui le renie.
L'auteur est un être avide de liberté. Les obstacles – les femmes inaccessibles, les lecteurs incompréhensifs, la critique indifférente – lui procurent la souffrance qu'il prétend être son moteur créatif premier.
Puis, l'auteur convoite un contrat d'édition chez un mastodonte de la littérature française. Il écrira un livre de commande. Il déblatérera, partout, qu'enfin, « on l'a reconnu à sa juste valeur ». Il s'affichera avec son nouvel éditeur, grands copains. Et le lendemain, son nouvel éditeur me confiera : « c'est un connard ». L'auteur sera néanmoins heureux. Ne croyez pas qu'il y gagnera un plus gros tirage. Ni plus d'argent.
Il y gagnera le prestige.
Ensuite, il s'engueulera avec son nouvel éditeur.
Et les choses recommenceront.
Personne ne le comprendra plus.
Je l'admets. C'est bien triste.