Stoni reconstruisant le mur de Berlin pour se protéger d'un envoyé du capitalisme destiné à le corrompre (France, 2010)
Je suis chez mon éditeur quand quelqu'un frappe à la porte de son bureau.
Le visiteur entre.
- Ah ! triomphe mon éditeur en se levant. Tu tombes bien, Machin ! Stoni est justement avec moi.
Je me retourne avec curiosité vers ce Machin pour qui ça tombe bien que je sois présent.
Un jeune homme – mon âge environ – ma foi, je dois l'avouer, fort bien présenté.
Mon éditeur se plie au rituel des présentations. Machin est un ami à lui. Machin ne travaille pas dans l'édition mais Machin a lu l'épreuve de mon prochain bouquin.
Machin me reluque comme si j'étais la huitième merveille du monde incarnée.
Il prend enfin la parole :
- J'aimerais tellement parler de ton roman avec toi... J'ai beaucoup aimé.
- Ah... Merci...
A sa voix, à son intonation, à sa tenue vestimentaire, je comprends aussitôt qu'il n'est pas du même univers que moi. Ça sent le fric à plein nez. Et puis, pas le fric de la petite-bourgeoisie parisienne, vous voyez. Non. Le VRAI fric. Le gros. Le lourd.
Il tire une chaise pour la placer pile à côté de moi.
- Je ne vous dérange pas, au moins ? s'enquiert-il.
J'allais tenter de glisser que nous étions en pleine séance de travail, quand mon éditeur intervient :
- Oh non ! Aucun problème ! Au contraire, nous avions besoin d'une petite pause. Installe-toi. Tu vois Stoni, Machin, il a dévoré ton roman.
- Oui, j'ai très envie de lire tes autres livres, maintenant.
- Ah...
Je croise nerveusement les jambes et allume aussitôt une cigarette.
L'oeil de Machin n'était pas dans la tombe mais regardait Stoni. Je puis vous l'assurer.
Moi, je contemple la fenêtre en tétant sur le filtre de ma clope comme si c'était la dernière de mon existence.
Machin se met à parler du livre.
Pendant dix minutes.
Quinze minutes.
Il pose des questions. De rhétorique. Nul besoin de connaître mes réponses : ce rejeton de la classe dominante a TOUT COMPRIS.
Quand vous écrivez des romans, les retours des lecteurs sont toujours chose surprenante. Personne n'envisage telle scène de la même manière, ni ne se met d'accord sur la portée symbolique du dénouement. Surtout que vous, vous n'aviez pas prévu la moindre portée symbolique dans votre dénouement...
Aussi est-il rare de rencontrer quelqu'un qui a TOUT COMPRIS. Ce personnage ? Il l'appréhende exactement comme vous l'appréhendez. Ce chapitre, qui vous tient particulièrement à cœur, même s'il peut paraître anodin (vous vous êtes d'ailleurs battu pour qu'il soit conservé dans le manuscrit final, en menaçant de vous suicider), dans lequel vous décelez une magnifique illustration de la lutte des classes ? Eh bien, ce gars-là, c'est son préféré de tout le livre. Et lui aussi, il y voit une magnifique illustration de la lutte des classes. A croire qu'il vous pique tout directement dans votre cervelle.
Ce genre de mec sait toujours me laisser pantois.
A un point tel que je lance des coups d'œil anxieux du côté de mon éditeur. Il lui a préparé son script ou quoi, à Machin ?
Mon éditeur s'en fout, de mes coups d'œil. Il fait du classement dans son indescriptible foutoir.
Et mes coups d'œil anxieux se transforment vite en appels au secours.
La conversation de Machin m'est une torture.
Parce que Machin a tout compris, mais MACHIN NE DEVRAIT PAS AVOIR TOUT COMPRIS. J'ECRIS POUR LA CLASSE LABORIEUSE. PAS POUR LE SEIZIEME ARRONDISSEMENT DE PARIS !
Machin est subtil, intelligent, volubile. Machin choisit bien ses mots. Machin me déshabille d'un regard enflammé. Machin – pire que tout, abjection des abjections – est beau.
Je lui sers, de temps à autre, des rictus de courtoisie, comme je suis trop poli.
Et puis, il faut bien l'admettre, Machin est charmant. Gentil.
Au bout d'un moment, mon éditeur se lève.
Il va nous faire sortir ! Il va LE faire sortir ! Miracle.
- Je vais acheter des cigarettes. Je vous laisse dix minutes.
Je révulse des yeux qui crient à l'agonie.
Mon éditeur s'en fout encore.
- Attends je te passe une clope si tu veux ! m'écrié-je.
- Non, je dois en acheter pour ce soir, de toute façon.
- Ça peut attendre !
Il se tire.
Je me dépêche de prendre une nouvelle cigarette.
Machin me parle de politique (mon éditeur l'a briefé sur mon petit côté stal).
Machin s'intéresse à. Au. Communisme.
Fait chier.
- Tu dois me trouver bien ridicule. Tu as dû voir que je ne suis pas... tout à fait pauvre, n'est-ce pas ?
Il a un rire exquis.
Il m'explique que son père dirige une grosse entreprise. Lui, il dessine. Il peint.
Je l'écoute. Je ne parle pas. J'érige, entre lui et moi, un deuxième rideau de fer. Doté de la meilleure protection militaire au monde. J'installe des rampes de lancement de missiles nucléaires, à chaque point stratégique. C'est-à-dire partout.
Qu'il essaie de demander l'asile politique, ce con. Je vais bien l'accueillir.
Et Machin continue à sourire...
- T'es à Paris pour plusieurs jours, Stoni ?
J'émets un bruit indistinct.
- Ce soir avec des amis, nous avons prévu une petite fête. Rien de bien sérieux, je te rassure... Tu voudrais venir ? Si t'as besoin d'un logement pour la nuit, chez moi y'a un...
- Non !
Machin décille.
- Désolé, mais j'ai déjà quelque chose de prévu.
Machin hausse les épaules et dit que ce n'est pas grave.
Mon éditeur ne revient pas.
J'en tire, en appliquant une analyse dialectique, marxiste et hyperréaliste radicale, de premières hypothèses :
a) C'est un coup monté. Par la CIA. Contre moi. Ce n'est qu'une première tentative. D'abord, ils envoient des beaux gosses bourgeois qui ont tout compris à votre livre. Après, ce sera un colis piégé. Je suis dans la merde.
b) J'écris, contre mon gré, des livres bourgeois que seuls les bourgeois comprennent. Je vais arrêter d'écrire et me reconvertir dans ce que j'ai toujours rêvé de faire, au fond de moi : mécanicien moto.
c) Machin est un envoyé du capitalisme pour me corrompre.
d) Mais de toute façon ça sert à rien, je suis incorruptible, comme mon pote Robespierre.
Plusieurs réponses sont possibles.
Vote, Camarade Lecteur, ici on est toujours en démocratie.